Cent trente quatrième étape

Larry Grenadier

Un dimanche après-midi au Crescent avec le trio Fly (Mark Turner, Larry Grenadier, Jeff Ballard), cela ne se refuse pas. À moins d’être mort. C’est d’ailleurs ce qui est arrivé à Humphrey Bogart le 14 janvier de l’an de grâce 1957. Si nous avions été de ce monde en ces temps reculés, nous aurions manqué le concert afin de consoler Lauren B. Quoi qu’il en soit le 14 janvier de cette nouvelle année, c’est bien avec les trois américains en tournée que nous étions. Le trio existe depuis 2000, leur premier disque date de 2004. Autant dire qu’ils se connaissent mieux que bien. Leur réunion, à cette aune, a tous les atours d’un super groupe qui n’aurait pas oublié que la musique est l’essentiel. Nous ne vîmes ainsi pas de querelles d’ego sur la scène du Crescent mais nous eûmes tout loisir d’apprécier une musique à très haute densité. Toujours très écrite sans être repliée sur elle-même, laissant la part belle à l’évasion, elle n’en demeura pas moins rythmique, harmonique, et pour tout dire étonnamment émotionnelle. Sur des groove organiques (quand Grenadier dégoupille, il ne fait pas semblant), le trio Fly raconta de sacrées histoires. Mark Turner parla à notre tête, Larry grenadier s’adressa à nos tripes et Jeff Ballard fit la synthèse. Après tout, c’est lui le patron originel. En deux sets fournis, ils renversèrent avec facilité un public subjugué par une musique concise, élaborée sur des couleurs multiples, mais toujours empathique et qui nous donna ce sentiment déconcertant d’être éminemment nécessaire. Alors quoi d’autre, demanderez-vous ? Ceci : arriver à ce niveau d’excellence relève du tour de force et n’est assurément pas une mince affaire. Turner, Grenadier et Ballard le font les doigts dans le nez, habitués qu’ils sont à évoluer dans la partie stratosphérique d’un monde musical que le commun des musiciens rêve d’atteindre ; si les places semblent peu nombreuses et plutôt onéreuses dans cette contrée, c’est pour notre bien. S’il y en avait trop, comment choisirait-on nos petits bonheurs ?

Pour achever cette chronique, nous aurons l’outrecuidance de vous suggérer l’écoute respectueuse du disque de Friedrich Gulda « Fata Morgana, live at the domicile  », au cas où vous ne le connaîtriez pas encore. Ça date (Anouar el aussi) de 1971 et bien que les trois protagonistes aient d’ores et déjà rejoint le dessous de la croûte terrestre, la musique qu’ils générèrent à cette lointaine époque est encore chaude comme le barbecue du dimanche soir et libre comme l’air et pertinente comme un zeste de citron dans du Coca pas light (l’alcool, c’était mieux avant). Installez-vous confortablement, replacez-vous dans le contexte de l’époque pour en jouir paisiblement et comprendre à quel point le pianiste classique encensé qu’il était alors aimait à faire bouger les lignes, casser les codes, bref à foutre le bordel avec le sourire en coin qu’il affectionnait d’arborer comme d’autres choisissent leur cravate ou leurs socquettes. Ça se dit encore ce mot-là ? Dans la deuxième édition du Littré peut-être… Si par malheur (ou bonheur) vous êtes trop jeune pour le contexte de l’époque, fouillez le côté obscur de la toile avec votre téléphone intelligent. Mais sachez toutefois que Gulda sera toujours plus moderne que vous et nous par l’esprit. Amen.


Dans nos oreilles

Cowboy Junkies - The trinity session


Devant nos yeux

Peter Wohlleben - La vie secrète des arbres