Quarante-huitième équipée

Huit jours plus tard, Je ne changeai pas l’instrument, le piano, mais de génération avec un solo de Thomas Enhco (1988) dans un château (fin du treizième siècle pour ses origines) à Montseveroux, petite localité iséroise, proposé par Jazz en Bièvre, petite association animée par des amateurs de jazz bénévoles, les seuls ou presque de nos jours à faire réellement vivre le jazz dans un pays laminé par le loisir culturel de masse. 54 années séparent les deux artistes et j’étais curieux de mesurer l’écart entre deux univers musicaux que l’on attribue au jazz. Les deux ont une formation initiale au classique et si l’ancien avait en don temps clairement épousé le bop, le nouveau, lui, n’a pas à l’évidence pas envie de choisir. Écrivant cela, je ne reproche rien à personne. Toujours est-il que ce fut une autre soirée, avec une autre esthétique, et que le charme de l’une ne contredit pas le charme de l’autre. D’ailleurs, elles furent liées par un sentiment de bien-être dû à l’évident plaisir de jouer des deux pianistes. Dans une salle comble, Thomas Enhco donna à ouïr ses propres compositions, faites d’un matériau souple, presque liquide, dans lesquelles je perçus, sur l’un des thèmes en particulier, un romantisme d’ordre schumannien (impression n’est pas vérité pour autant), et une propension constante à privilégier la mélodie. Ce ne fut pas pour me déplaire puisque c’est elle qui fait vivre depuis toujours la musique en moi. Il prit également plaisir à jouer avec Miles (Solar) et quelques standards sur lesquels il exprima une vision musicale respectueuse et allègre où les contrastes se mêlèrent avec une virtuosité certaine qui ne fut cependant jamais étouffante et dénota clairement d’un sens aigu du discours narratif. En climatologue mélodique averti, il dérangea avec une maestria aussi généreuse que colorée le bon Jean Sébastien, pauvre compositeur génial et improvisateur hors pair qui ne connaîtra jamais le repos éternel tant il est quotidiennement convoqué par les ministres vivants du culte musical de bon goût. Je ne m’en plaignis pas, bien au contraire, et goûtai les délices savantes de la re-création récréative qu’en donna le pianiste. Il ne laissa pas de dérouler et moduler autour des ornements originaux du natif d’Eisenach une sarabande bigarrée d’impressions évocatrices passées au filtre d’une jubilation bienvenue. Au deuxième rappel, une rareté de nos jours, presque une curiosité, Thomas Enhco rappela que l’enfance possède, et possèdera toujours, une vertu fédératrice. Il convia en clôture Terry Gilkyson et « The Bare Necessities ». Lui et le public complice ne purent évidemment s’empêcher de fredonner la mythique version française qui berça quelques générations d’enfants. Et d’ailleurs, le fait-elle encore ? Après tout, il en faut peu pour être heureux, vraiment très peu pour être heureux, n’est-ce pas ? En ces temps de décroissance souhaitable, le message demeure étonnamment actuel.

En rentrant à la cahute, d’un gros animal à l’autre, de l’ours à la baleine pour être clair, je ne pus m’empêcher de songer à Herman Melville qui fit paraître en 1851, un autre 18 octobre, « Moby Dick », livre culte qui fut à l’époque soigneusement ignoré par la critique avant de devenir un classique au début des années vingt. Un siècle après, le début des années vingt, c’est demain. Que reste-t-il du Pequod et de ses marins dans l’imaginaire collectif ? Une vérification s’impose. Sur le coup, je m’en désintéressai plus qu’un peu car Julie London faisait langoureusement frissonner l’autoradio en me susurrant que les « Nice girls don’t stay for breakfast » (Liberty, 88512). Bon, c’était en 1967, année du Summer of love. Tout un chacun devait être très occupé.


Dans nos oreilles

Anna Calvi - Hunter


Devant nos yeux

Patrick Modiano - Un pedigree


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