Cité des Congrès - Nantes - dimanche 6 octobre 2019 à 18h
Dans le cadre de Jazz en Phase, Un parcours jazz dans l’agglomération nantaise.

Balade à Nantes un beau dimanche d’automne. Nos pas nous mènent vers les quais de Loire et le Mémorial de l’abolition de l’esclavage. Nantes n’a pas oublié que son passé est entaché par le commerce d’êtres humains. Plus de 1700 expéditions négrières sont parties du port nantais entre le 17è et le 19è siècle.
Ce dimanche 6 octobre, est comme un pied de nez à l’histoire. La Great Black Music accoste (à nouveau) à Nantes avec l’Art Ensemble de Chicago, figure de proue des musiques créatives afro-américaines et ce depuis 50 ans !

Arte Ensemble of Chicago 2019
Arte Ensemble of Chicago 2019
Brett Carson, Sylvia Bolognesi, Tomeka Reid, Junius Paul, Roscoe Mitchell, Famoudou Don Moye, Dudu Kouaté.

"L’Art Ensemble of Chicago : l’un des grands bonheurs de l’Histoire du jazz" titrait Jean Buzelin pour l’article publié récemment sur CultureJazz (ici). C’était donc un grand bonheur et un honneur pour "Jazz en Phase", réseau jazz de l’agglomération nantaise, que d’accueillir ce bel équipage. À lui seul, l’A.E.C. aura arpenté presque le moitié de l’histoire du jazz. Un sacré parcours tout de même ! Et toujours sur le fil, en marge des grands courants. "We are on the Edge" clament les deux survivants, Roscoe Mitchell et Famoudou Don Moye, en titre de leur plus récent album anniversaire. Depuis toujours, leur musique enthousiasme les uns autant qu’elle dérange les autres. "[Dès 1970] l’Art Ensemble de Chicago brisait tous les repères. On n’avait encore jamais entendu ça !" écrivait Jean Buzelin. Ce 6 octobre 2019, les repères de nombreux spectateurs ont été à nouveau brisés. Oui, la musique de l’Art Ensemble dérange encore, des spectateurs quittent la salle, une rumeur sourde gronde autant qu’éclatent les applaudissements. La musique, cette musique, peut encore remuer l’ordre établi. On croyait cette époque révolue au temps des musiques consensuelles et aseptisées. C’est encore possible et on s’en réjouit. Bravo !

Un concert de l’Art Ensemble de Chicago a toujours été un cheminement presque initiatique, un parcours dans le monde des rythmes des sons, des bruits de la vie avec ses moment de chaos et ses improbables oasis de calme ou de liesse quand surgissent des mélodies venues de nulle part.
En cinquante ans, il y a aura eu nombre de concerts bordéliques et tout autant de fêtes du jazz libre. Cette musique est instable et fut longtemps imprévisible sauf au moment où arrive Odwalla/The Theme qui annonce depuis des lustres la fin de la cérémonie et le générique final...

Près d’un millier de spectateurs dans la salle du grand auditorium de la Cité des Congrès, ce n’est pas rien... Une affluence qui réconforte et rassure à une époque où nombre d’organisations semblent (vouloir) ignorer l’existence du courant créatif des musiques afro-américaines.

  Will Guthrie aussi...

Will Guthrie
Will Guthrie
Nantes, 6 octobre 2019

Pas facile pour Will Guthrie de tenir le public en haleine pendant une trentaine de minutes avant l’entrée en scène de l’Art Ensemble. Le batteur et percussionniste australien, nantais d’adoption, a su relever ce défi dans une performance solo sans esbroufe ni démonstration virtuose en sachant trouver un juste équilibre entre l’omniprésence du rythme et de structures sonores aux couleurs travaillées. On aurait presque pensé aux performances solo de Max Roach parfois. Will Guthrie ouvrait ainsi la voie à son ami et complice duettiste Roscoe Mitchell.

Un certain flou persistait sur la composition de l’Art Ensemble élargi pour sa prestation nantaise (et une grande partie de sa tournée européenne). Finalement, autour de Roscoe Mitchell et Famoudo Don Moye, entrèrent le pianiste Brett Carson en concertiste "sérieux", la contrebassiste italienne Sylvia Bolognesi, le jeune contrebassiste Junius Paul, la remarquable violoncelliste Tomeka Reid, le trompettiste Hugh Ragin et le percussionniste Dudu Kouaté. Comme il se doit, Famoudou Don Moye et quelques autres portent des marques de la mère Afrique (visages grimés, éléments de costume...).

  Cérémonial, toujours...

Passé le cérémonial d’ouverture, tous debout tournés côté cour (on pense alors aux membres disparus : Lester Bowie, Malachi Favors, Joseph Jarman...), Dudu Kouaté vêtu d’un costume traditionnel africain chasse les mauvais esprits à coup de plumeaux avant d’entonner une mélopée en s’accompagnant au gumbri. Le voyage peut commencer à travers le vaste océan de la Great Black Music. Les sons des percussions se mêlent aux instruments de l’ensemble pour inventer des formes souvent abstraites, mouvantes, comme insaisissables. Roscoe Mitchell assis, courbé, écoute et vit l’instant puis se relève et prend les commandes avec autorité, passant d’un ensemble de petites percussions à la flûte piccolo... On réalise alors la présence de pupitres et de partitions. La musique d’aujourd’hui a besoin de formes et d’une base d’organisation. L’époque de l’implicite collectif est révolue. Le groupe n’est plus et on vit aujourd’hui l’époque du passage, de la transmission, la grande transition avant la fin du parcours. C’est émouvant, pathétique diront certains (sans doute peu convaincus par cette volonté de survivre à l’effondrement qui arrive). Ainsi va l’Art Ensemble et à bien scruter ses souvenirs, on sait bien que l’imprévu, l’aléatoire, l’incertain, le chaos ont toujours fait partie intégrante de la vie de l’Ensemble.

Roscoe Mitchell se saisit alors de son saxophone sopranino, fait taire ses complices et entame un de ces solos dévastateurs, sauvages et sans doute provocateurs dont il a le secret. À 79 ans, il reste un des saxophonistes les plus radicaux qu’on puisse entendre aujourd’hui ! C’en est trop pour une partie du public qui quitte la salle... Cinquante ans plus tard, la New Thing produit les mêmes effets et divise toujours. Bilan décevant sans peut-être pour le jazz en France. La normalisation culturelle est passée par là avec ses avancées indiscutables mais aussi un recul sur les diffusion des musiques innovantes hors du cadre national et des lois du marché (promotion, diffusion...).

  Ancient to the Future

Ce concert a représenté un moment fort pour l’observation des mécanismes d’invention spontanée dans le jazz. Roscoe Mitchell et Don Moye ont intégré les codes et les modes de jeu de leur univers musical et parviennent à emmener dans leur sillage la jeune génération qui les entoure. En cela, il y a là un rituel de passage en ouvrant de nouvelles pistes par la présence des cordes avec les deux contrebasses et le violoncelle de Tomeka Reid, musicienne qui incarne le renouveau de la Great Black Music (écoutez son superbe dernier album !). Le piano surprend dans l’Art Ensemble mais c’est un instrument qu’affectionne Roscoe Mitchell dans ses propres ensembles. La constante reste la présence des percussions (en plus ou moins grand nombre selon les époques et les envies de l’Art Ensemble, en fonction aussi des contraintes de transport !). Percussions africaines et afro-américaines que se partagent Dudu Kouaté et Famoudou Don Moyé ou petites percussions métalliques, clochettes et autres éléments sonores qui font partie des accessoires de plusieurs instrumentistes.

"Ancient to the Future" était le slogan historique de l’Art Ensemble de Chicago. Il figurait parfois sur des bannières lors des concerts. Un demi-siècle plus tard, les deux porteurs de la flamme originelle savent rester fidèles à leurs engagements. En s’appuyant sur le passé de l’Ensemble, il lui tracent un avenir et forment une relève imprégnée des mêmes valeurs. Comme toujours, ils puisent dans les racines des musiques afro-américaines pour inventer une musique qui avance et poursuit son chemin novateur, comme sur un fil, toujours en marge en tout cas. "We are on The Edge" ? Continuez !


1ère partie : Will Guthrie solo : batterie, percussions.

2ème partie : The Art Ensemble of Chicago : Roscoe Mitchell : saxophones soprano et sopranino, flûte piccolo, petites percussions / Famoudou Don Moye : batterie, percussions, congas, bongos /+/ Hugh Ragin : trompette, trompette piccolo / Tomeka Reid : violoncelle, petites percussions / Brett Carson : piano / Silvia Bolognesi : contrebasse / Junius Paul : contrebasse, petites percussions, objets / Dudu Kouaté : voix, gumbri, percussions, water bowls.


Lire sur CultureJazz.fr :
"L’Art Ensemble of Chicago : l’un des grands bonheurs de l’Histoire du jazz" - par Jean Buzelin (8 août 2019) - Disque "We are on the edge" : OUI !


www.jazzenphase.com
artensembleofchicago.bandcamp.com/we.are.on.the.edge
wikipedia.org/wiki/Art_Ensemble_of_Chicago (fr)