Le piano solo, aventure de l’extrême, au même titre que la face Nord de l’Eiger...
Un homme : Benjamin Moussay, un piano à queue : Yamaha, le décor minimaliste est planté. Ses mains s’approchent du clavier, planent au-dessus, jouent le drone à son point fixe et hop !! enfoncent quelques touches. Pour une pièce sombre, légère, qui sonne familière. On imagine aisément une porte-fenêtre entrouverte sur un jardin ensauvagé et le goutte-à-goutte de la pluie qui plicploque à l’aplomb du toit. Dans la salle, silence total, apnée générale, transe subito presto. La seconde pièce évoque Satie, une gnossienne dont il ne resterait que l’ossature, pièce qui fait suite à la précédente dans un rythme plus lent. Même mood avec cette invitation à l’introspection, au calme intérieur. La troisième aussi, persévèrera dans cette couleur. Nostalgie, mélancolie, rien de triste, pas de regret, on pense à Jacques Bertin :
Je voudrais
Une fête étrange et très calme
Avec des musiciens silencieux et doux.
Là, ne rien faire sauf s’immerger, s’abandonner, se laisser flotter dans la pulse ternaire.
Pour rompre avec cette humeur, un morceau construit autour d’un ostinato à deux mains, une cellule mélo-rythmique martelée, augmentée, déplacée, renversée et comme une intruse dans l’humeur en cours. D’ailleurs, il y retourne, Moussay avec un morceau à laisser le thé refroidir -penser à Keith Jarret n’est pas interdit- avant de se lâcher dans un solo a capella dont on ignore quel thème joué par qui l’a amené : un trio ? un big band ? C’est très beau, aérien, volubile, enlevé. D’ailleurs quand il s’arrête, on peut entendre le riff rond, plein, puissant des pupitres de vents qui reprennent la main. La transition d’un morceau à l’autre ne laisse pas de surprendre : les mains de Moussay se tendent vers le clavier, hésitent ; frapper ici ? Plutôt là ? reviennent sur les cuisses, repartent. Questionné par Olivia Gesbert à la Grande Table, il n’échapperait pas à la question : d’où vient votre musique ? Qui décide de quoi ? Peut-être répondrait-il : Je joue donc je suis. La prestation se poursuit dans mode lyrique contenu, ni bluesy ni groovy, aucun standard. Nous voyageons dans l’intimité de Moussay, intimité qui pourrait se résumer à « L’éternité, c’est quand il ne manque rien au présent ».
Nous le rappelons.
Trois fois.
Il revient.
Trois fois.
Et, tout de même-Le Triton est un club de jazz, non ? », se fend de Trinkle Tinkle, cette pièce intemporelle de Monk dont Monk himself n’aurait pas désavoué l’interprétation de ce soir.
Le Triton
11bis, rue du Coq Français, 93260 Les Lilas