J’emprunte volontiers le titre de cette petite revue d’albums récents (tous disponibles auprès de l’excellent et irremplaçable distributeur Orkhêstra), au festival du même nom organisé à Rome, où Matthew Shipp jouait et enregistrait le disque dont il est question ci-dessous. On n’aurait pu mieux choisir, car il existe toujours une scène, à New York, qui voit jouer et se rencontrer des musiciens pour qui le jazz signifie encore quelque chose en relation avec une culture, des racines, un passé, un vécu propre, un esprit, un feeling et une présence. Contrairement à une tendance actuelle, et largement constatée en France, où le mot jazz est devenu, pour le musicien une attitude ou une commodité, et pour le monde de la culture, une catégorie ou une sorte de logo fourre-tout. Donc, dans les disques qui suivent, tous enregistrés à New York, on entend du jazz, et du jazz contemporain, c’est-à-dire qu’on ne nous fait pas prendre des vessies pour des lanternes.
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Matthew Shipp (né en 1960) et qui possède une sérieuse discographie — nous en avons déjà parlé sur ce site — n’est pas considéré comme un “grand pianiste“ par une critique toujours prête à s’enthousiasmer par le énième “post-romantique billévansien“ qui apparaît dans le circuit aidé par une promotion efficace. Thelonious Monk non plus n’était pas considéré comme un grand pianiste, mais comme un grand musicien, notez la différence. Shipp, pour les amateurs qui savent écouter, est l’un des musiciens afro-américains les plus importants et intéressants depuis vingt ans, et sans doute l’un des grands improvisateurs de notre temps. Aussi riche que singulière, et profondément inscrite dans “l’âme noire“, sa musique est une force d’aujourd’hui.
Le quartette réuni à Rome pour jouer son « Nu Bop Live » se compose de deux de ses plus fidèles compagnons, avec qui il formait aussi la rythmique de David S. Ware, William Parker et Guillermo E. Brown, paire dynamique, stimulante, et du saxophoniste Daniel Carter, ténor puissant aux longues notes acérées et aux larges envolées lyriques. Comme toujours, Shipp installe des lignes, réseaux, strates et couleurs qui se superposent et tissent une trame mouvante, foisonnante et ouverte.
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En solo dans « 4D », Matthew Shipp travaille sur une série de pièces originales, de standards et de traditionnels, dans une démarche introspective qui va à l’essence même de la structure musicale. Ce qui n’empêche pas la mélodie, le sens du chant, la présence chaleureuse, et tout ce qu’on aime entendre sortir d’un grand piano. Adepte des petites formations, le pianiste excelle aussi dans l’art du solo auquel il apporte une dimension globale, orchestrale et picturale, dans l’esprit de Duke Ellington, mais aussi de Monk bien sûr, de Randy Weston, de Ran Blake, d’Andrew Hill et de Cecil Taylor. Est-il le dernier de cette grande lignée ? La question est posée.
Comme nous venons de le dire, Matthew Shipp fut longtemps le compagnon du saxophoniste David S. Ware qui signe ici trois improvisations en solo absolu dans la lignée directe de Coleman Hawkins, de Sonny Rollins, et de tous ceux qui ont suivi les traces de ces grands pionniers. Pour lui, la performance soliste constitue une pratique régulière, et les trois instruments ici utilisés le rapprochent de cet autre extraordinaire improvisateur que fut Roland Kirk. La musique est à la fois forte et intériorisée, et le jeu tantôt rauque et haché, tantôt plus sinueux, sans jamais nuire à la cohérence du discours. Soulignons une nouvelle fois la dimension spirituelle qui se dégage de la musique de Ware.
Une autre performance, absolument époustouflante, est celle effectuée d’une traite pendant près de cent soixante minutes par le contrebassiste Henry Grimes qui, après avoir fait sortir pizzicato et à l’archet tout ce que les entrailles du gros instrument peuvent contenir, le pose le temps d’attraper son violon. Il en joue de manière peu académique, tout en le maîtrisant parfaitement, puis reprend sa basse, et ainsi de suite… Les grattements, les frottis, les méandres, les nœuds, les étirements… le tempo parfois forment une œuvre, certes contrastée, mais étonnement cohérente compte tenu de sa longueur exceptionnelle. Mais le plus surprenant, c’est que l’écoute en continu de ces deux longs CD (présentés uniformément, pochette et disques, dans un austère emballage bleu pétrole), n’est jamais ennuyeuse, raide ou ardue. On y sent en permanence la pulsation sous-jacente, la rondeur de la note et la chaleur du son qui sont la marque indélébile de l’héritage afro-américain, et qu’on ne trouve pas souvent chez les autres solistes de la contrebasse, la plupart du temps européens, qui ne font pas souvent transparaître une telle sensibilité, une telle humanité.
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Nous avions dit tout le bien (le 20/09/2009) que nous pensions d’un disque de Michael Musillami qui avait été pour nous une véritable découverte. Revoici le guitariste avec son trio régulier — Joe Fonda et George Schuller, quels musiciens ! — pour un disque, peut-être moins brillant mais encore plus beau, car dédié avec amour à son fils prématurément disparu.
Celui-ci est constitué de onze pièces qui, bien que très différentes les unes des autres, forment une œuvre qui s’impose par son caractère prenant et émouvant, la beauté de ses mélodies, sa modernité et sa jazzité qui lui donnent son caractère (et ce n’est pas si courant, par les temps qui galopent, une musique qui a du “caractère“). Un très beau disque absolument conseillé à tous.
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Depuis une vingtaine d’années, le saxophoniste Ivo Perelman, d’origine brésilienne, poursuit, dans une démarche sans concession, une quête difficile dans une veine post-free avec des résultats inégaux, autant que je puisse en juger par son abondante discographie chez Leo Records. Or, alors que je croyais le connaître par cœur, j’ai été absolument enthousiasmé par ce nouveau disque que je considère comme l’un de ses tout meilleurs, et que je peux donc recommander en priorité à ceux qui ne connaissent pas ce musicien, peu visible en France.
Brillamment accompagné par Dominic Duval, l’un de ses complices les plus réguliers, et d’un formidable batteur, Brian Wilson, Perelman se lance dans des improvisations sur la corde raide, tendues, avec un sens de l’urgence et du tragique qui fait la marque du grand jazz. À juste titre, Art Lange, dans son texte de livret, cite Ben Webster et Paul Gonsalves. C’est vrai, on découvre chez Ivo Perelman, une égale passion, un son puissant, un jeu à la limite de la rupture, et un sens du swing qui laisse l’auditeur pantois. Qu’il y ait encore des musiciens qui choisissent la prise de risques plutôt que le calcul et la recherche formelle souvent vaine, s’avère bien réjouissant.
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> Les références :
> Matthew Shipp : « Nu Bop Live » - Tracce RTPJ 0016 - distribution Orkhêstra
Daniel Carter (ts, as), Matthew Shipp (p), William Parker (b), Guillermo E. Brown (dm, electronics).
Quatre compositions de Shipp, une de Brown et une de Carter, enregistrées au festival New York is Now ! à Rome le 5 avril 2004.
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> Matthew Shipp : « 4D » - Thirsty Ear THI 57192.2 - distribution Orkhêstra
Matthew Shipp (piano solo).
Dix compositions de Shipp, + What Is This Thing Called Love de Cole Porter, Autum Leaves de Joseph Kosma, Prelude To A Kiss de Duke Ellington, et trois traditionnels, enregistrés à New York le 17 mai 2009.
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> David S. Ware : « Saturnian » - Aum Fidelity AUM060 - distribution Orkhêstra
David S. Ware (saxello, stritch, ts).
Trois improvisations, enregistrées à l’Albrons Arts Center, New York, le 15 octobre 2009.
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> Henry Grimes : « Solo » - ILK 151CD - distribution Orkhêstra
Henry Grimes (contrebasse et violon solo).
Performance enregistrée à Brooklyn, New York, le 22 mars 2008.
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> Michael Musillami Trio : « Old Tea » - Playscape PSR # 091009 - distribution Orkhêstra
Michael Musillami (g), Joe Fonda (b, fl), George Schuller (dm)
Onze compositions de Musillami, enregistrées à Brooklyn, New York, le 10 septembre 2009.
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> Ivo Perelman Trio : « Mind Games » - Leo Records LR 547 - distribution Orkhêstra
Ivo Perelman (ts), Dominic Duval (b), Brian Wilson (dm).
Cinq compositions de Ivo Perelman, enregistrés à Brooklyn, New York, le 18 novembre 2008.
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Et aussi…
Toujours enregistré à New York, en 2009, mais dans une veine plus “minimaliste“, voire répétitive, l’architecte-saxophoniste Matt Bauder propose une suite de onze mouvements qui, créée il y a cinq ans, évolue régulièrement selon une approche à géométrie variable jouée en quartette : deux saxophones-clarinettes, un violoncelle, une contrebasse. Une démarche très intéressante (« Paper Gardens » - Porter PRCD-4043 - Orkhêstra).
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Et enfin, pour tricher un peu, un disque enregistré à Chicago par le quartette du saxophoniste Keefe Jackson avec notamment le généreux tromboniste Jeb Bishop. Une musique enlevée, dynamique et gaie qui doit passer la rampe et donner le meilleur d’elle-même en public. Mais même en studio, “ça joue“ comme on dit dans le jargon ! (« Seeing You See » - Clean Feed CF176CD - Orkhêstra).
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