Des productions récentes qui font appel peu ou prou à l’électronique.
Ceux qui me connaissent tant soit peu savent que je n’ai pas un amour immodéré pour les musiques électroacoustiques et l’électronique en général, encore moins pour l’incursion intempestive des sonorités et rythmes rock dans les musiques contemporaines issues du jazz. Bref, je préférerai toujours le cri d’un saxophone aux décibels d’un ampli de guitare. Aussi vais-je prendre le contre-pied de mes affinités pour mettre l’accent sur un certain nombre de productions récentes qui, justement, font appel peu ou prou à l’électronique, et proposent des réalisations musicales particulièrement intéressantes.
Connu depuis fort longtemps pour ses qualités de preneur de son, Jean-Marc Foussat, qui avait déjà, naguère, produit quelques ouvrages personnels fort intéressants, vient de créer son propre label, Fou Records, et publie plusieurs disques de ses travaux, seul ou avec d’autres musiciens.
"L’Oiseau", dédié à son fils Victor, comprend deux longues pièces assez fascinantes. Le titre éponyme se présente comme une vaste fresque laissant percevoir un véritable univers sonore, une composition plutôt “concrète“ sans le recours aux bruitages souvent inclus dans les musiques électroacoustiques. La seconde pièce, La Vie s’arrête, évolue dans un espace voisin : un immense paysage sonore avec une forte amplitude où s’inscrivent des évocations de "nature".
"Nopal", un duo avec le guitariste Simon Hénocq, se présente également en deux parties. La première, Fleur, est une longue progression, une musique très dense sur un rythme sous-tendu qui s’arrête sur un silence. Relancé par quelques notes de guitare, la pièce reprend du corps tandis que s’installe une nappe sonore de plus en plus présente, et accompagne ensuite un puissant solo de guitare avant que l’image devienne floue et s’efface. La seconde, Fruit, est son pendant plus "concret", avec une guitare très présente, tant au-dessus qu’en dedans l’espace sonore.
Dans "Ça barbare, là !", Jean-Marc Foussat rencontre Ramón López, musicien acoustique s’il en est. On joue donc sur l’opposition entre les sons électroniques (et la voix) et les sons bruts. D’où les contrastes, les penchants vers les "musiques improvisées" (sic), les va-et-vient, les prises de paroles… Un duo constamment surprenant servi par un mixage remarquable.
On tire encore un peu plus vers le "jazz" dans "Quod" où Foussat, entre les saxophonistes Sylvain Guérineau, ténor, et Joe McPhee, soprano, se montre beaucoup plus discret, mais toujours aussi pertinent, réactif et à l’écoute de ses partenaires. Le ténor est puissant, enraciné, le soprano plus volubile. Très différente, la seconde pièce offre beaucoup plus de champ, d’espace, tandis que se glisse au milieu une improvisation mélodique de McPhee. Puis s’installe un rythme puissant, insistant, martelé par le ténor, avant que les stridences du synthétiseur annoncent un déferlement, un bombardement final qui laisserait, in fine, la place au calme (Cf. Culturejazz - Pile de disques, mars 2014).
Sans rapport avec ce qui précède, le cinquième disque de ce joli nouveau label, Fou Records, est une série de poèmes de Federico Garcia Lorca merveilleusement dits par Violetta Ferrer superbement accompagnée par Raymond Boni — ils en avaient déjà enregistré ensemble il y a plus de 30 ans !
En guise d’entracte, accordez-vous 18 minutes en compagnie de Julien Desprez et sa electric guitar only : un solo noise, totalement bruitiste assez époustouflant. Quelques phrasés rythmiques permettent à l’auditeur de se rendre compte qu’il s’agit vraiment d’une guitare ! Impressionnant.
Pas mal d’électronique également (mais pas que) avec ces "Bribes" que nous proposent, toujours sur le très excitant label Coax, Romain Clerc-Renaud (piano et claviers) et Geoffroy Gesser (saxo-ténor). Un disque tonifiant où "des éclats puissants de free jazz se combinent à des atmosphères éthérées".
Le jazz et le cinéma : deux passions qu’ont su conjuguer depuis longtemps les gens de l’Arfi. La nouvelle génération qui a intégré, pour le meilleur, ce collectif légendaire, n’est pas en reste et partage ce goût de créer des bandes sonores musicales sur des films muets. "Le Bonheur", un film d’Alexandre Medvedkine datant de 1934 (et encore muet !), a suscité « une première rencontre entre le vocaliste-saxophoniste-poète britannique Ted Milton et Les Bampots, mini fanfare crypto-grunge composée de musiciens de l’Arfi » (Gérard Rouy). Il en résulte beaucoup plus qu’une illustration musicale en dix séquences, mais une véritable œuvre musicale contemporaine qui s’écoute sans le film. On y perçoit le sens de l’espace, les sons naturels, les bruits, les fonds, des sonorités étonnantes et très inventives. Une très belle réalisation.
Plus ambitieux est le projet de composer une musique pour "Metropolis", le chef-d’œuvre bien connu de Fritz Lang (1927) qui a déjà connu quelques musiques diverses. Ici, le duo Actuel Remix (Xavier Garcia et Guy Villerd, experts reconnus depuis longtemps dans ces univers sonores) a choisi délibérément le domaine électroacoustique (et la voix) et, uniquement en travaillant avec des laptops [1], a entrepris de mixer des musiques de Richie Hawtin, « figure majeure de la scène techno » et de Iannis Xenakis. Leur sens de l’espace, la résonance, la profondeur, le côté "matérialiste" et la dimension orchestrale prodigieuse, rendent compte parfaitement de l’angoisse, de l’étrangeté, de l’anxiété, de la violence du film. Les séquences sont souvent menées sur un rythme obsédant et répétitif, et l’ensemble possède, à travers une large palette sonore, une incroyable richesse et une étonnante unité — notons qu’il y a deux heures et quart de musique ! Cette fois, on voudrait voir le film avec cette bande sonore (ce qui est possible en projection publique).
L’image, nous l’avons avec le DVD "Koko le Clown", choix de sept merveilleux dessins animés plein de trouvailles des frères Fleicher réalisés au début des années 20 (avant qu’ils ne créent Popeye et Betty Boop). S’il a conservé son laptop, Guy Villerd a repris son saxophone et a retrouvé la contrebasse de son vieil ami Jean Bolcato (grand cinéphile). La musique, à la fois travaillée et improvisée, suit les mouvements et les courses de Koko, l’accompagne dans ses chutes, le pousse dans ses grimpettes, avec une joie et une liberté qui font plaisir ; on sent que les deux musiciens se sont beaucoup amusés. Ici, avec l’apport de quelques thèmes de Don Cherry, Anthony Braxton, Sun Ra, ou le vieux Nature Boy, l’atmosphère est beaucoup plus jazz, rythmée, swinguante (comme les dessins), improvisée, souvent aussi dépouillée que le trait, et montre, s’il le fallait, que l’acoustique et l’électronique, non seulement ne s’opposent pas, mais font bon ménage et s’enrichissent entre les mains de tels musiciens. Notons que Villerd et Bolcato jouent en direct pendant les projections.
Enfin, un dernier exemple de combinaison entre les univers acoustique et électronique nous est proposé par le duo "O.I.L.", Noah Rosen au piano et Alan Silva, qui a troqué sa contrebasse pour un synthétiseur orchestral. Ici, tout semble plus simple : un piano lyrique, du rythme, et un synthétiseur qui apporte un décor, un soubassement, des nuances, mais aussi un enrichissement sonore, sans compter quelques surprises et provocations. Ce qui fait que ces trois pièces, jouées live, apparaissent comme une sorte de "suite" pour piano et orchestre. S’il y a parfois un côté un peu grandiloquent (je n’irai pas jusqu’à dire pompier) dans le traitement musical, il y a néanmoins une réelle couleur et une vraie complémentarité entre les deux musiciens.
Je signalerai brièvement, également "hors sujet", d’autres réalisations récentes de ce très beau label français, Improvising Beings, notamment un double duo entre Sonny Simmons (saxo-alto et cor anglais) et, d’une part Delphine Latil (harpe), d’autre part Thomas Bellier (guitare électrique) Des musiques méditatives, réfléchies, superbement colorées, qui prennent leur temps et se meuvent dans l’espace.
Je ne voudrais pas manquer non plus d’attirer l’attention sur deux disques en solo : "St. James Infirmary" du contrebassiste Benjamin Duboc (sur lequel je reviendrai prochainement)...
...et "Chorui Zukan" d’Itaru Oki et ses étonnantes trompettes fabriquées maison.
Un disque uniquement à la trompette est un exercice difficile, or celui-ci est passionnant : souffle, résonances, suraigus, sifflements et sons “de tête“, échos, clarté, brume, fraîcheur, liberté, imagination, sens du chant… tout cela avec un jeu et des effets parfaitement maîtrisés. Surmontez votre prudence, et écoutez…
Enfin, on retrouve avec grand plaisir le piano "monkien", retenu, introspectif, bluesy de François Tusques (cf. Culturejazz - François Tusques, 15/10/2013). Il s’est entouré d’Alexandra Grimal et de Sylvain Guérineau et leurs ténors au jeu très différent qui, tout à tour ou ensemble, dialoguent avec ce pianiste qui sait si bien construire et mener les débats, comme il sait écouter et laisser chacun s’exprimer comme il l’entend.
> Les références :
> Jean-Marc Foussat : "L’Oiseau" > Fou Records FR - CD 01 Jean-Marc Foussat (synthé AKS & VCS3, électronique, guimbardes, appeaux, jouets, voix). La Garenne-Colombes ?, mars 2011 et juillet 2012.
> Nopal > Fou Records FR - CD 03 Jean-Marc Foussat (synthé AKS, voix), Simon Hénocq (guitare). La Garenne-Colombes ?, 12 janvier 2013.
> Jean-Marc Foussat & Ramón López : "Ça barbare, là !" > Fou Records FR - CD 04 Jean-Marc Foussat (synthé AKS, voix), Ramon Lopez (batterie). La Garenne-Colombes, 22-23 septembre 2012.
> Jean-Marc Foussat, Sylvain Guérineau & Joe McPhee : "Quod" > Fou Records FR - CD 05 Jean-Marc Foussat (synthé AKS, voix), Sylvain Guérineau (saxo ténor), Joe McPhee (saxo soprano). La Garenne-Colombes, 15 mars 2010.
> Violetta Ferrer / Raymond Boni : "Federico Garcia Lorca" > Fou Records FR - CD 02 Violetta Ferrer (voix), Raymon Boni (guitare, harmonica). La Garenne-Colombes, 8-9-10 juin 2011.
> Acapulco > Coax Records 021ACA1 Julien Desprez (guitare). 2014.
> Bribes > Coax Records 018BRI1 Romain Clerc-Renaud (piano, keyboard), Geoffroy Gesser (saxo ténor). Juillet 2013.
> Le Bonheur > ARFI AM054 Ted Milton (voix, saxo alto), Patrick Charbonnier (objets amplifiés, daxophone, effets), Olivier Bost (guitare, guitare préparée), Éric Brochard (contrebasse, basse électrique), Nicolas Lelièvre (batterie, percussions) Créé et enregistré en 2012.
> Metropolis > One Watt ARFI AM056 Xavier Garcia, Guy Villerd (laptops). Créé en 2012, enregistré en 2013.
> Koko le Clown > ARFI AM055 (DVD) Guy Villerd (saxo ténor, laptop, voix), Jean Bolcato (contrebasse, voix), Thierry Cousin (programmation MAO). Créé en 2012, enregistré à Lyon en 2013.
> O.I.L. : "Orchestrated Improvised Lives" > Improvising beings ib21 Noah Rosen (piano), Alan Silva (orchestral synthé). Paris, 11 novembre 2011 et 27 avril 2012.
> Sonny Simmons : "Beyond the Planets" > Improvising beings ib20 Sonny Simmons (saxo alto, cor anglais), Delphine Latil (harpe - CD 1), Thomas Bellier (guitare - CD 2). 8 février 2012 (CD 1) et 11 juillet 2011 (CD 2).
> Benjamin Duboc : "St. James Infirmary" > Improvising beings ib22 Benjamin Duboc (contrebasse) Bignac, avril 2013.