CMLS & VT (+ OKO) = Qts.
Non ce n’est pas la formule d’un nouveau théorème mais l’évocation des nouveaux albums de deux talentueuses chanteuses et leurs quartets que tout semble rapprocher et pourtant…

Il fut un temps où le jazz se faisait dans les clubs. On pouvait s’y révéler, développer son art au fil des soirées ou simple auditeur-témoin, y entendre l’évolution d’un langage. En témoignent de nombreux enregistrements publics. Évitons la mélancolie, tout n’a pas disparu mais aujourd’hui ce sont dans les écoles, les conservatoires que se font les rencontres, sans oublier les festivals off, leurs stages et les désormais incontournables tremplins. Certes, nécessité fait loi et il faut bien se faire (re)connaître, mais ne risque-t-on pas, mis au pied du mur, face à l’urgence du moment, à la mode, à la peur de faire peur d’y entendre des gens qui jouent non pas du jazz mais ses clichés. Face aux conclusions brutales du genre « j’aime-je n’aime pas » l’interrogation demeure et le tremplin ne risque-t-il pas à présent de devenir le off du off. Tomberons-nous dans les travers des courses à obstacles que sont devenus les concours de musique classique, glacis des styles musicaux et vestimentaires, où se pressent les représentants des grandes agences artistiques qui regardent avant toute chose la possibilité de dénicher du rapidement vendable : plastique, histoire personnelle. Tout n’est pas négatif et se révéleront toujours les grands artistes. Le jazz n’est bien évidemment pas à l’abri de ces dérives et nous n’oublierons pas les déplorables tentatives de séduction par pochettes de disques interposées de la part de chanteuses visiblement à bout de souffle (!). Nous ne sommes pas dupe, nous savons voir la beauté mais aussi résister aux diaboliques tentations à CultureJazz.

  Cécile McLorin Salvant quartet :

Cécile McLORIN SALVANT : "For One To Love"
Mack Avenue

Cécile Mc Lorin Salvant, elle, a remporté en 2010 le concours Thelonious Monk dévolu au chant face à un jury de haute volée : Patti Austin, All Jareau, Dee Dee Bridgewater, Kurt Elling, Diane Reeves. Aussi après l’adoubement et de multiples récompenses, un troisième disque nous arrive. Elle s’est faite déjà une spécialité, de sortir du néant des chansons du great songbook américain mais également de ce qui la rapprocherait d’une Abbey Lincoln quant à la volonté d’écrire ses propres paroles et musiques, aspect sur lequel elle a mis l’accent dans ce nouvel enregistrement. Chaque pièce ici, standards ou compositions personnelles, a été travaillée, pensée, scénarisée et si nous devions trouver une autre référence nous irons plutôt chercher du coté des lieder, des mélodies du répertoire lyrique qu’elle a d’ailleurs étudié à Aix en Provence un des temple de la discipline alors qu’elle était encore étudiante en droit. Références non pas dans les couleurs ou les inflexions qui sont, elles, résolument jazzistiques mais dans la forme. Cécile et son trio acoustique, même s’ils restent somme toute assez classiques, ont bien compris qu’il était aujourd’hui vain de reprendre des chansons dans le contexte des pionnières d’hier, contexte qui n’a de toutes les façons plus cours aujourd’hui. Ce sentiment est renforcé par l’interprétation réussie du Mal de Vivre de Barbara et ce n’est pas rien d’oser affronter un tel mythe. On en oublie la technique (qu’elle a amélioré par rapport à ses premiers enregistrements, en particulier son intonation) pour ressentir toute la charge émotionnelle de si belles paroles. Comme avec Growlin’ Dan un blues où sa voix jeune et forgée par la discipline classique, s’y révèle alors dans une surprenante fragilité. N’allons pas chercher d’exercices de style, Cécile est une chanteuse talentueuse qui en est encore à la construction de sa personnalité musicale et qui pourrait donner des merveilles si on laisse du temps au temps.

  Virginie Teychené quartet + Olivier Ker Orio :

Virginie TEYCHENÉ : "Encore"
Jazz Village

Même si elle aussi a gagné un grand concours en 2008 à Juan les Pins (membres du jury inconnus), étudié le droit et la littérature, chante en français, anglais et même en brésilien, interprète aussi bien des standards que des compositions personnelles, Barbara, Nougaro ou Joni Mitchell, en est à son troisième cédé, oui malgré toutes ces troublantes coïncidences presque tout oppose Virginie Teychené à Cécile McLorin Salvant. Largement autodidacte, forgée par la scène, l’art de Virginie a une assurance que seules les situations les plus diverses, des galères aux plus grandes joies peuvent donner. Le timbre de sa voix si reconnaissable c’est le fruit de la maturité, de l’obsession de la justesse aussi bien musicale que du propos sans quoi l’émotion ne serait qu’un simple feeling. Virginie n’hésite pas à se mesurer à quelques chansons emblématiques du répertoire populaire français en se les appropriant par de petites touches personnelles, jouant de sa voix comme un peintre rejouant les plus célèbres tableaux du Louvre. Comme Mimi Perrin en son temps, elle s’affranchit avec succès de la problématique de l’adaptabilité du français au swing qui pourtant demande des onomatopées tranchantes, rappelons que le jazz s’est développé dans un pays anglophone. Il faut dire aussi qu’elle a su, par un travail que l’on devine acharné, développer toute une sensualité vocale dans des phrasées, des tenues dont la décontraction la rapprocherait d’instrumentistes qui iraient de Lester Young à Dexter Gordon en passant par Chet Baker. Et l’on pourra écouter longtemps son interprétation de But not for me, proche du velouté d’une section de saxophones ou son adaptation du solo de Miles Davis sur Flamenco Sketches issu de Kind of Blue. Au sein d’arrangements que l’on devine de “tête’’ (c’est à dire oraux) magnifiquement accompagnée elle nous livre là peut être son plus bel enregistrement avec, cerise sur le gâteau, un Olivier Ker Orio à l’harmonica qui est sans nul doute un des plus digne représentant actuel de cet instrument.

Finissons par une question comme ça en passant, mine de rien : un Charlie Parker non cravaté, costard fripé, clope à la main, air et sourire narquois serait-il admit à passer les portes du Lincoln Center, lui qui, oh sacrilège, aurait voulu étudier la composition avec Edgar Varése, crime sans pareil pour les tenants d’un académisme qui n’a pourtant jamais existé. Ou encore un Thelonious Monk franchirait-il la barrière des pré-sélections du concours qui porte son nom ?
Alors laissons nous tenter, feuilletons les pochettes, regardons, regardons de tous nos yeux, le charme discret de deux chanteuses, arme*** de leur talent.
On sait faire la différence à CultureJazz et on n’est pas bégueule pour un sou.


Les références :

Cécile McLORIN SALVANT : "For One To Love"

> Mack Avenue / Harmonia Mundi

Cécile McLorin Salvant : voix / Aaron Diehl : piano / Lawrence Leathers : batterie / Paul Sikivie : contrebasse

01. Fog (McLorin-Salvant)/ 02. Growlin’ Dan (Calloway - Hart) / 03. Stepsister.s Lament (Rodgers-Hammerstein) / 04. Look At Me (McLorin-Salvant) / 05. Wives and Lovers (David Bacharach) / 06. Left Over (McLorin-Salvant) / 07. The Trolley Song (Martin-Blane) / 08. Monday (McLorin-Salvant) / 09. What’s The Matter Now (Williams-Williams) / 10. La Mal de Vivre (M Andree-Serf) / 11. Something’s Coming (Bernstein-Sondheim) / 12. Underling (McLorin-Salvant) // Enregistré probablement aux USA en 2014.

> Retrouvez ce disque dans la "Pile de disques" de septembre 2015 sur CultureJazz.fr (ici !).


  Virginie TEYCHENÉ : "Encore"

> Jazz Village JV 9570081 / Harmonia Mundi (Parution le 06/10/2015)

Virginie Teychené : voix / Gérard Maurin : contrebasse, guitare / Stéphane Bernard : piano / Jean-Pierre Arnaud : batterie / Olivier Ker Ourio : harmonica

01. Jolie môme (Ferré) / 02. Elle ou moi (Malte-Maurin) / 03. Madame Rêve (Grillet-Bashung) / 04. Eu sei que vou te amar (de Moraes-Jobim) / 05. Allée des brouillards (nougaro-Galliano) / 06. Before the dawn (Teychené-Bernard) / 07. Doralice (Almeida-Caymmi) / 08. Both sides now (Michell) / 09. C’était bien (Nyel-verlor) / 10. A bout de souffle (Brubeck-Nougaro) / 11. But not for me (G & I Gershwin) / 12. Encore (teychené-Maurin) / 13. Septembre (F. Lo-Barbara) // Enregistré en France en 2014 (?).

> Retrouvez ce disque dans la "Pile de disques" de septembre 2015 sur CultureJazz.fr (ici !).