Ceci n’est pas une chronique, ni même une revue de disques, à peine un inventaire de CDs qui se sont alignés sur l’étagère « en attente » de Jean Buzelin... Second volet de ce tri avisé !
Nous continuons à écrémer les étagères où se sont réfugiés, durant l’année 2015, nombre de disques fort intéressants, lesquels ont dû patienter avant de faire l’objet de ce simple article d’information qui, je le rappelle, n’est en aucun cas une revue critique.
Nous commencerons par l’un des plus beaux labels indépendants européens, Intakt, maison suisse fondée il y a 30 ans par Patrik Landolt et qui, pour l’occasion, a édité un catalogue comprenant la reproduction en couleurs des 253 CD édités durant cette période. Lorsque l’on feuillette ce catalogue, on est frappé par la cohérence de la collection, les choix effectués, les risques assumés, et le suivi de nombreux artistes qui, en toute confiance du producteur, apparaissent régulièrement, certains depuis les tout débuts : Irène Schweitzer, Barry Guy, Günter Sommer, Pierre Favre, Elliott Sharp, Sylvie Courvoisier, Lucas Niggli, Alexander von Schlippenbach… puis Aki Takase, Fred Frith, Ingrid Laubrock, Ulrich Gumpert… les Américains Anthony Braxton, le Trio 3, Tom Rainey, Marylin Crispell… et tous ceux dont vous avez pris connaissance si vous avez eu la gentillesse de suivre mes chroniques.
Le guitariste Fred Frith apparaît dans deux duos improvisés très différents, l’un avec Barry Guy, « Backscatter Bright Blue » (Intakt 236), l’autre avec la Danoise Lotte Anker, qui explore toutes les possibilités de ses saxophones, « Edge of the Light » (Intakt 237). Il rejoint ensuite la pianiste Katharina Weber et le batteur Fredy Studer dans une séance d’improvisation libre, tendue, tantôt nerveuse, parfois bruitiste (dans le sens “musique contemporaine”), et, sommes toutes, peu lyrique, malgré l’intense “swing libre” du grand Fredy Studer : « It Rolls » (Intakt 248).
La pianiste Aki Takase dialogue, quant à elle, avec le violoniste Ayumi Paul, qui travaille habituellement dans le champ classique et contemporain. L’atmosphère de leur disque se situe dans un esprit très “milieu du XXe siècle”. Ainsi sont évoqués Satie ou Stravinsky, mais Bach et Mozart ne sont pas oubliés non plus. Mais qu’on ne s’y méprenne pas, il s’agit de création musicale, et de la plus belle manière qui soit : « Hotel Zauberberg » (Intakt 244) (OUI, on aime !). Le Schlippenbach Trio est un groupe de briscards de la free music, le pianiste et ses compères Evan Parker (ténor sax) et Paul Lovens (batterie) jouent ensemble depuis 45 ans ! Mais les uns comme les autres ont évolué et pris du recul ; ce n’est plus le free dévastateur des années 70, et leurs quinze pièces directement improvisées sont à la fois très différentes et parfaitement cohérentes. On appréciera particulièrement le jeu lyrique et “coltranien” de Parker. Trois géants : « Features » (Intakt 250). Ulrich Gumpert, lui aussi un vétéran, fut l’un des grands pionniers de la nouvelle musique est-allemande à l‘époque où il n’était pas facile de franchir le mur ! Il est entouré ici de trois musiciens plus jeunes avec qui il joue régulièrement, notamment le saxophoniste Jürg Wickihalder, dont nous avons déjà parlé, toujours proche de Steve Lacy. Un excellent et réjouissant disque de jazz : « A New One » (Intakt 257).
Le Omri Ziegele Billiger Nonet comprenant deux saxophones (Omri Ziegele et Jürg Wickihalder), la pianiste Gabriela Friedl, un trombone, une guitare, une basse électrique, une contrebasse et deux batteries qui accompagnent les vocaux de Isa Wiss, me laisse par contre un peu sur ma faim. Malgré la qualité du travail, ces « 15 Herslider » mêlent texte et musique de façon un peu alambiquée (Intakt 247). Je n’accroche pas non plus à l’univers de la chanteuse Sarah Buechi, et à sa voix éthérée, certes parfois persuasive, mais aux tonalités très égales dans un genre que j’appellerai “jazz folk libre et souple”, même si je dois reconnaître l’intérêt des textes et la qualité du travail musical : « Shadow Garden » (Intakt 259).
Autre saxophoniste suisse déjà connu dans ces colonnes, Christoph Irniger, accompagné par Raffaele Bossard (basse) et Ziv Ravitz (drums), joue une musique très fine qui manque peut-être d’accents et de contrastes mais n’exclut pas une certaine densité. Cela vient en partie du jeu maîtrisé, plutôt linéaire et sans aspérités du saxophoniste qui possède un grand sens de la mélodie. « Octopus » (Intakt 253) est un toutefois un beau disque.
Et l’on retrouve la pianiste Irène Schweizer, artiste N°1 du catalogue – sur les huit premiers disques, sept lui sont consacrés, dont le 001 – qui affronte en duo le grand percussionniste Han Bennink, genre de confrontations auxquels ils se sont rendus maîtres. Changements de rythmes, incessantes relances, drumming foisonnant… parcourent ces dix improvisations et quatre reprises. Quelle fraîcheur ! Quand on pense à tous ces “jeunes” musiciens et chanteurs qui jouent avec application la musique de leurs grands-pères. Rien ne vaut les grands-parents originaux, « Welcome Back » en est une preuve irréfutable (Intakt 254) (OUI, on aime !).
Aly Keïta (balafon, kalimba) est Ivoirien, Lucas Niggli (percussions) et Jan Galega Brönnimann (clarinettes et saxo soprano) sont tous deux nés au Cameroun et amis d’enfance. La réunion des trois aboutit à un vrai travail d’écoute, de compréhension et d’improvisation – rien à voir avec une pseudo world music superficielle et opportuniste. Une musique entraînante, agréable – pourquoi pas ? – et vraiment originale : « Kalo-Yele » (Intakt 261).
Déjà auteur de deux disques en trio (avec Niggli et Michel Godard), l’accordéoniste italien Luciano Biondini se présente cette fois en solo et réinterprète – il compose également – une série de belles mélodies populaires italiennes, en jouant sur la tradition folklorique méditerranéenne et l’improvisation jazz ; toute la nostalgie poétique que véhicule cet instrument quand il est si bien joué se retrouve dans « Senza fine » (Intakt 255) (OUI, on aime !).
Un volet important de la production Intakt est réservé aux musiciens américains, de générations et de communautés différentes, parmi les plus intéressants au niveau de l’engagement, de la recherche musicale, de l’honnêteté artistique et de l’idée qu’ils se font de leur travail.
Familier du label avec le Trio 3, le saxophoniste Oliver Lake rencontre cette fois le contrebassiste William Parker, soit, d’un mot, le tranchant de l’alto face à la basse profonde, et d’un autre, la création qui s’appuie sur la grande tradition afro-américaine. Ils sollicitent ainsi Marvin Gaye et poursuivent avec une série de duos d’autant plus intenses – l’un porte le nom de notre regretté ami Jacques Bisceglia – qu’ils sont encore sous le choc de la disparition, survenue cinq jours avant la séance, de leur ami le trompettiste Roy Campbell. D’où le titre de leur album : « To Roy » (Intakt 243). C’est également un plaisir de rencontrer, pour la première fois sur Intakt, le grand saxophoniste ténor Chico Freeman pour un autre duo avec un contrebassiste, Heiri Känzig, musicien suisse né à New York – il joue dans le trio de Harry Sokal – dans une expression plus “coulante”, moins free si l’on veut. On savoure ce double plaisir, en retrouvant le beau et solide son du ténor lyrique et de grande tradition, en particulier dans les ballades où il excelle : « The Arrival » (Intakt 251).
Poursuivons par une série de trios avec, tout d’abord, celui d’Aruan Ortiz, musicien d’origine cubaine résidant à Brooklyn. Ce pianiste de 42 ans a déjà une carrière riche et variée, à Cuba, en Espagne et aux États-Unis, tant dans la tradition afro-haïtienne que dans les formes ouvertes des musiques contemporaines. On remarquera notamment le travail harmonique et rythmique, avec une dynamique et une pulsation propres et des rythmes complexes avec lesquels le batteur Gerald Cleaver fait toujours merveille. Le bassiste Eric Revis étant également excellent, cela donne un disque particulièrement réussi et réjouissant, un vrai et rare bonheur : « Hidden Voices » (Intakt 258) (OUI, on aime !).
Le niveau reste haut avec le trio Open Loose du contrebassiste Mark Helias, avec Tony Malaby (sax) et Tom Rainey (drums), un trio très ouvert qui existe depuis 1996, et demeure constamment en recherche. Une belle musique, bien écrite et impeccablement jouée : « The Signal Maker » (Intakt 245). Dans un esprit assez voisin, Tom Rainey prend les commandes en s’entourant de la saxophoniste Ingrid Laubrock et de la guitariste Mary Halvorson, deux musiciennes dont nous avons souvent vanté la qualité et l’originalité. Au jeu très maîtrisé, parfois un peu “plaintif” et au discours sinueux de la première, s’ajoute celui, extrêmement intéressant, en particulier dans la manière de jouer avec des accords inusuels de la seconde. Les improvisations collectives qui, dans un cadre très ouvert, progressent en intensité pour déboucher sur un post free recherché, sont le résultat d’un travail de groupe qui évolue depuis plusieurs années. Une musique forte qui s’écoute : « Hotel Grief » (Intakt 256). Les mêmes, plus Kris Davis (piano), John Hébert (basse) et, à deux reprises, Oscar Noriega (clarinette) forment le Ingrid Laubrock Anti-House dont nous avons déjà parlé. Une vraie famille musicale qui se concentre sur les compositions, très modernes et ouvertes aux passages libres, de la saxophoniste : « Roulette of The Cradle » (Intakt 252).
Et une troisième pour Mary Halvorson, en duo “intimiste” avec le contrebassiste Stephan Crump. Les compositions de l’un ou de l’autre, très contemporaines, se remarquent par leurs qualités mélodiques. Grâce à son utilisation très fine et mesurée de l’amplification, la guitare, sous les doigts de Mary Halvorson, est parmi ce qui se fait de mieux sur l’instrument à l’heure actuelle (avec Joe Morris) : « Secret Keeper » (Intakt 249) (OUI, on aime !). Enfin, nous sommes toujours heureux de retrouver ce beau duo de vingt ans, Marilyn Crispell (piano) et Gerry Hemingway (batterie, percussion, vibraphone), qui ne s’attache qu’à l’essentiel : une musique totale, remarquable et passionnante : « Table of Changes » (Intakt 246).
En complément, car il ne déparerait pas le catalogue Intakt, un trio réunissant le pianiste norvégien Havard Wiik, le contrebassiste italien Antonio Borghini, et le clarinettiste allemand Michael Thieke dont nous avons déjà parlé en bien (les trios Nickendes Perlgras, Unnununium, et le Clarinet Trio). Très ouvert, ce trio d’instrumentistes de premier plan propose une musique vive, dense et stimulante qui s’écoute avec attention et grand plaisir : « Der lange Schatten » (Lost Opportunities 001).
Le beau et original label français Improvising Beings, dont nous avons souvent parlé pour la qualité et l’ambition de ses réalisations totalement opposées à toutes facilités et carrément en dehors de la mode, poursuit, sous la houlette de Julien Palomo, sa démarche de publications de musiques radicales dans des boîtiers à l’esthétique dépouillée.
Le duo Benjamin Duboc/Alexandra Grimal, qui se déploie sur deux CD, développe une musique improvisée à la fois brute et subtile, voire parfois sophistiquée. La saxophoniste, depuis ses débuts plus que prometteurs, a énormément gagné en maturité, en densité, en “poids”, en assurance, sans parler de son contrôle du son, tant au ténor qu’au soprano. Quant au contrebassiste, c’est le partenaire idéal par son jeu profond, impliqué, et qui sait garder sa place dans “le fond”, dans le meilleur sens du terme : « Le Retour d’Ulysse » (improvising beings ib32)(OUI, on aime !)
(lire aussi en concert à Paris - mars 2015- par Pierre Gros. NDLR).
Lorsque deux trompettistes se trouvent face à face pour improviser, cela n’a rien de facile même si l’on est familier des aventures, comme le vétéran Itaru Oki ou Axel Dörner qui s’est déjà frotté avec Jean-Luc Cappozzo – je cite cet exemple car nous assistions ensemble, Thierry Giard et moi à cette confrontation au Mans il y a quelques années. Cela nécessite donc beaucoup d’écoute et de tension, autant de maîtrise et de contrôle de l’instrument, du son, du souffle… Il faut savoir lancer les notes les plus éclatantes et les plus cuivrées, se retenir ensuite dans quelque bruissement, et laisser le silence s’installer. Ils en offrent ici un bel exemple dans « Root of Bohemian » (improvising beings ib36).
Restons dans les cuivres avec le beau travail que nous propose Henry Herteman, seul avec son trombone dont il connaît la tradition, le son, et, de temps en temps, les effets qu’il n’écarte pas. Mais il possède la maîtrise de son instrument et, avec un choix de treize pièces variées, certaines faisant appel au re-recording, il ose se situer dans la lignée tracée par Albert Mangelsdorff, Paul Rutherford ou Wolter Wierbos. Et pourquoi pas ? « Roule ta salive » (improvising beings ib34).
Beaucoup d’affinités dans ce trio composé de Luc Bouquet (batterie), Jean Demey (basse), et Ove Volquartz (clarinettes basse et contrebasse), qui se retrouve de temps en temps pour de riches conversations discrètes, de fines improvisations où l’on chuchote, on se frôle, et on s’écoute… car on a des choses à se dire, plus essentielles qu’il n’y paraît : « Kind of Dali » (improvising beings ib35).
Douze pièces sont réunies dans « Otto settesei » où s’affrontent, sans véritable direction, les percussions grinçantes de Marcello Magliocchi, les crissements du violon de Matthias Boss, et borborygmes et autres performances vocales de Jean-Michel van Schouwburg, rejoints par la basse électrique de Roberto Del Piano et, à deux reprises, le piano préparé de Paolo Falascone (improvising beings ib33).
Toute autre est l’atmosphère dans les deux CD qui constituent « United Slaves 2-3 », d’électriques improvisations qui se développent, dans le premier disque, sur un rythme sous-jacent, une nappe musicale progressive, voire un peu répétitive avec d’infimes modulations, variations et hauteurs. Trois pièces différentes composent le second disque dans une expression plus jazz rock (dans un sens actuel de création et non de fusion), avec une pulsation plus soutenue avec l’apport de Michel Kristof (guitare électrique et sitar) et Julien Palomo (claviers) au trio de base composé de Vinnie Paternostro (batterie), Gene Jans (contrebasse) et Jay Reeves (synthétiseurs) (improvising beings ib37).
Liens :
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