Le label californien Resonance Records publie deux disques qui permettent de (ré)écouter le guitariste Wes Montgomery (enregistré en 1959) et l’organiste Larry Young (en 1965). Retour sur une époque du jazz...
Peu à peu sortent des placards où ils étaient conservés par des collectionneurs jaloux ou des institutions indifférentes, des enregistrements qui présentent des musiciens célèbres dans des contextes inédits ou des musiciens en passe de devenir eux-mêmes. C’est ce dont il s’agit avec ces deux disques, un enregistrement privé (Wes Montgomery), des enregistrements de radio (Larry Young).
Après la mort soudaine de Wes Montgomery (Indianapolis, 1925-1968), Polydor publia un album contenant les disques Riverside qui avaient fait connaître son style de jeu en octaves : The Incredible Jazz Guitar of W. M. (26-28 janvier 1961) -où se trouvait “Four on Six”, indicatif de “Jazz, sixième continent musical”, émission quotidienne de France-Musique que j’écoutais peu après 13.00, avant de retourner au lycée- ; Groove Yard (03/01/1961), avec ses frères ; Full House (25/06/1962), avec le bouillant Johnny Griffin. Alors que dans le précédent enregistrement inédit publié par Resonance, “Echoes of Indiana Avenue”, enregistré en 1957/58, on entendait seulement un excellent guitariste qui manifestait une certaine appétence à jouer en accords, ce disque, un enregistrement inédit de la soirée du 18 janvier 1959, nous propose ce musicien, en possession de son style propre. En 1958, Wes Montgomery joue sur une corde, en janvier 1959, c’est fait, le style de jeu en octaves est acquis, et on pourra en suivre la progression avec ses enregistrements Riverside, depuis le premier, The Wes Montgomery Trio, enregistré en octobre 1959.
Dans One Night at Indy, Wes Montgomery est accompagné par le trio de Eddie Higgins (1932-2009), musicien versatile qui aura joué avec à peu près tout le monde, qui, ici, alterne en solo accords et arpèges, évoquant un peu Earl Hines. Le batteur, légendaire, et le bassiste, inconnu, sont aussi excellents. La liste des titres fait une sorte de chapitrage d’un roman un peu sentimental. On notera un quatre/quatre endiablé entre le guitariste et le pianiste sur Stompin’ at the Savoy, le traitement peu monkien de Ruby my Dear ou les emmêlements piano-guitare.
La qualité de l’enregistrement est variable (pleurage du piano, effet d’écho extérieur sur la guitare), mais, après la deuxième audition, le cerveau rectifie ce que la cochlée croit entendre et tout va bien.
J’ai écouté ce disque en boucle un jour de pluie, d’éclaircies et d’averses, sans lassitude : une musique pour toutes les saisons. Il s’y trouve tout ce qui faisait le jazz : souigne, originalité, allant, enthousiasme. On va à l’aventure et l’aventure est belle.
> Resonance Records - HCD 2018 / Socadisc
01. Give Me The Simple Life (Ruby-Bloom) / 02. Prelude To A Kiss (Ellington – Gordon – Mills) / 03. Stompin’ At The savoy (Webb – Goodman – Sampson) / 04. Li’l Darling (Hefti) / 05. Ruby, My Dear (Monk) / 06. You’d Be So Nice To Come Home To (Porter) (42 mn).
Wes Montgomery : guitare électrique / Eddie Higgins : piano / bassiste inconnu / Walter Perkins : batterie. Indianapolis Jazz Club, 18 janvier 1959.
Lorsque Larry Young (1940-1978) participe à ces sessions parisiennes, il vient d’enregistrer son premier disque Blue Note, “Into Something” (Englewood Cliffs, 12 novembre 1964 ; Sam Rivers, Grant Green et Elvin Jones). Il n’est en France d’abord qu’un sideman, pour Jack Diéval et son émission “Jazz aux Champs-Elysées” (3 titres ; 41 mn) et Nathan Davis (4 titres ; 49 mn), auquel a été accordée une courte session (3 titres ;15 mn).
Cette dernière session le présente avec un batteur trop présent, la balance ayant été mal faite. Larry Young y joue d’une manière moins aventureuse que celle qu’il a dans son disque Blue Note, avec un son parfois curieux, comme des échappées de bulles. Au piano, il est terrible, évoquant pour l’articulation sinon pour l’harmonie, le Cecil Taylor qui accompagnait John Coltrane (Coltrane Time, 13 octobre 1958 ; Liberty Records), jusqu’au jeu des deux mains.
Dans la session dirigée par Jack Diéval (1920-2012), Larry Young prend ses solos comme les autres et assure un soutien harmonique, mais il n’est pas le seul musicien intéressant : Woody Shaw y est magnifique et plein d’invention de bout en bout ; Nathan Davis s’y exprime avec autorité et un son coltranien impératif ; Sonny Grey, au son élégant, clair et au jeu très technique, sinon toujours inspiré ; Jean-Claude Fohrenbach, au son plus doux, un peu getzien, ne se laisse pas impressionner ; Franco Manzecchi a un jeu un peu brutal, mais efficace, ainsi que l’est Jacques B. Hess.
La formation dirigée par Nathan Davis (1937) est la même que celle du disque Blue Note suivant de Larry Young, "Unity” (Englewood Cliffs, 10 novembre 1965 ; Woody Shaw, Joe Henderson, Elvin Jones), et deux des quatre thèmes y seront l’un au début, l’autre à la fin (Zoltan et beyond All Limits). Malheureusement, l’orgue est mal enregistré et nous prive de toute comparaison utile pour les interprétations de l’ensemble, même si la structure des pièces est la même, présentation et ordre des solos. Il reste à écouter la musique qui est de très bonne qualité.
Pour des raisons mystérieuses, les producteurs de disques mélangent toujours les sessions, ce qui rend un peu compliqué de remettre de l’ordre pour une écoute raisonnable.
> Resonance Records - HCD 2022 / Socadisc
Disque 1 : 1- Trane of Thought (a) ; 2- Talking about JC (e) ; 3- Mean to Me (c) ; 4- La Valse grise (e) ; 5- Discothèque (e).
Disque 2 : 1- Luny Tune (c) ; 2- Beyond All Limits (a) ; 3- Black Nile (b) ; 4- Zoltan (b) ; 5- Larry’s blues (d).
a - The Nathan Davis quartet : Nathan Davis (saxophone ténor), Woody Shaw (trompette), Larry Young (orgue), Billy Brooks (batterie). Paris, ORTF, avant le 22 janvier 1965.
b- Idem, Paris, La Locomotive, 9 février 1965.
c- Larry Young (orgue), Franco Manzecchi (batterie), Jacky Bamboo (conga). Paris, ORTF, avant le 8 janvier 1965.
d- Larry Young (piano), Jacques B. Hess (contrebasse), Franco Manzecchi (batterie) , Jacky Bamboo (conga). Paris, ORTF, avant le 29 janvier 1965.
e- Nathan Davis et Jean-Claude Fohrenbach (saxophone ténor), Woody Shaw et Sonny Grey (trompette), Larry Young (orgue), Jack Diéval (piano), Jacques B. Hess (contrebasse), Franco Manzecchi (batterie), Jacky Bamboo (conga). Paris, ORTF, avant le 8 janvier 1965.
Ces deux disques nous permettent de préciser quelques points d’histoire du jazz. Ainsi, on peut affirmer que c’est en 1958 que le style de Wes Montgomery a été inventé, peut-être en voulant rendre plus mélodique un jeu en accord, se rendant compte qu’il pouvait le réaliser avec le pouce sur deux (ou trois) cordes -tel qu’on le voit dans les émissions de la BBC. En tout cas, au début de l’année 1959, c’était acquis.
Le groupe de Nathan Davis présente une sorte d’archéologie du disque le plus important de Larry Young chez Blue Note, “Unity” : la même formation, deux thèmes dans les mêmes arrangements et un protagoniste essentiel commun, Woody Shaw. Rappelons l’influence que Larry Young exercera jusqu’à aujourd’hui, par exemple avec le Organ quartet de Oliver Lake ( Lire : chronique du disque - février 2016).
Les enregistrements publiés sous le nom de Larry Young donnent aussi un aperçu de la vie du jazz à Paris et sa répercussion à la radio et à la télévision (www.ina.fr + Jack Diéval). Woody Shaw, qui était venu en Europe à l’invitation d’Eric Dolphy, mort brutalement en juin 1964, est resté en France et a joué et enregistré avec, par exemple, Nathan Davis ou Jef Gilson [Jef Gilson à Gaveau, SFP 10004, jamais réédité en CD, sauf quelques pièces dans The best of Jef Gilson, (Jazzman 042), où l’on peut entendre W. Shaw et N. Davis sur “Modalité pour Mimi”] .
Telle était la vie du jazz au milieu des années 60.