Cinq disques pour ce début d’année... en six chroniques ! Il s’agit de : Yaël ANGEL ("Bop Writer") ; ATOMIC ("Six Easy Pieces") ; Camille BERTAULT ("Pas de Géant") ; Alexandra GRIMAL ("Kankū") ; PEEMAÏ ("Peemaï").
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Yaël Angel… Une chanteuse de jazz de plus seriez-vous tenté de dire en passant votre chemin ! Erreur, car vous manqueriez un talent qui monte lentement mais sûrement. À l’heure des Victoires contestées en tout genre et du showbiz qui fait monter en chantilly des étoiles sans doute filantes, le premier disque de Yaël Angel sur le label Pannonica se place déjà au firmament des grandes chanteuses à plus d’un titre. C’est avec cette voix bien particulière, grave et profonde que la chanteuse a remporté en 2013 le Premier Prix des Trophées du Jazz et qu’elle a été finaliste au Concours International de Jazz Vocal de Crest. Ensuite, elle a su s’entourer de musiciens exceptionnels puisque nous avons Olivier Hutman au piano, Yoni Zelnik à la contrebasse et Tony Rabeson à la batterie. Enfin, sa démarche est particulière, car la chanteuse s’est lancé le défi très réussi d’adapter des standards de jazz en y écrivant ses propres paroles en anglais ou français, avec l’aide de deux paroliers : John Wilson et Tom Gilroy. « J’ai dû adapter ma voix à la musique et trouver le mot le plus adéquat pour restituer chaque intonation de la trompette ou du saxophone ou une formule rythmique particulière. » Et franchement, Miles, Monk, Wayne Shorter, Ornette Coleman, Charles Mingus et Steve Swallow y apparaissent sous un autre jour.
On peut penser à la version féminine de Jon Hendricks disparu en novembre dernier, qui aimait improviser sur les chorus des grands solistes en donnant une version vocale, hors scat, du be-bop. Elle reprend d’ailleurs avec brio deux de ses adaptations sur des mélodies de Monk :Rhythm-A-Ning/Listen To Monk et In Walked Bud (Suddenly), remplaçant ainsi le saxophone ou le piano. Avec Round Midnight et Melodies Of Monk, ce dernier se taille une belle part, histoire de célébrer le centenaire de sa naissance le 10 octobre 1917. Très peu de scat, des paroles tranchées, rutilantes comme dans le So What de Miles Davis initial, aussi pétillant que le piano d’Olivier Hutman, l’accroche est immédiate. Adoucie ensuite par un nostalgique Teru (rebaptisé Ophelia en songeant au tableau de John Everett Millais inspiré de Shakespeare,) où la voix magique de Yaël Angel subtilise en français le saxophone de Wayne Shorter. Ses partenaires sont brillants et lui offrent un écrin idéal pour le placement de la voix comme dans le superbe Good Bye Pork Pie Hat de Charles Mingus où Yoni Zelnik fait honneur au maestro de la contrebasse. Le Lonely Woman d’Ornette Coleman est tout simplement métamorphosé en une ballade poignante. Tout comme Infant Eyes (Reflections) de Wayne Shorter, arrangé par le pianiste, qui nous plonge dans un délicieux état de bonheur suspendu dont on n’a pas envie de redescendre… À découvrir de toute urgence !
Florence Ducommun
Voilà un disque qui m’a fait l’effet d’une petite bombe en l’écoutant ! Le jeu de mot est facile, la musique que le groupe a écrit l’est moins malgré le titre qui semblerait dire le contraire ! Voilà donc cinq musiciens norvégiens et suédois qui travaillent ensemble depuis l’an 2000, seul le batteur ayant changé entretemps : Magnus Broo à la trompette, Fredrik Ljungkvist au saxophone ténor, Håvard Wiik au piano, Ingebrigt Håker Flaten à la contrebasse et Hans Hulbækmo qui a remplacé Paal Nilssen-Love depuis le dernier album Lucidity paru en 2015. Onzième album paru cette fois sur le label Odin Records début 2017 en Norvège, ce ne sont plus des néophytes : chacun a joué avec des musiciens internationalement connus comme Bobo Stenson ou Marylin Crispell par exemple et voilà seulement maintenant qu’il est distribué en France. Ne ratez pas l’occasion de l’écouter, ce serait dommage de passer à côté de tant d’inventivité.
La montée en puissance du premier titre « Be Wafted » (reprise d’un titre déjà percutant du saxophoniste sur l’album Past-Present) captive l’oreille dès les premières notes mystérieuses qui ne peuvent qu’annoncer l’imminence d’un orage avec une fulgurance inouïe des cinq musiciens en particulier du trompettiste. Premier uppercut ! « Fält Strid » est plus nuancé mais tout autant séduisant, l’interplay est subtil et on ne peut qu’imaginer les regards échangés entre chaque musicien pour obtenir autant de cohésion. Le morceau le plus court du disque nommé « Five Easy Pieces » est intensément ténébreux, preuve s’il en est, qu’à peine quatre minutes suffisent à vous laisser haletant devant tant de densité. Suit « Ten Years » tenu par le batteur comme un filin autour duquel s’enroulent ses compagnons. Son jeu très créatif m’a fait penser dans ce morceau à celui de Sylvain Darrifourcq. Jusqu’à ce que Ljungkvist bouscule l’équilibre général et que Magnus Broo ramène le calme avec son solo, vous vous rendez compte que vous avez oublié de respirer les dernières minutes du morceau avec les petites touches finales du pianiste et des deux soufflants ! « Sinusoidal Arches » donne exactement l’impression de sinuosités aléatoires incroyables, en particulier du pianiste, toujours sur fond de mystère… Un très très beau morceau ! Quant à la sixième petite pièce facile (sic), « Stuck in Stockholm » , elle termine en apothéose un jazz nordique toujours aussi créatif, la contrebasse tissant cette fois le motif répétitif avec des instruments devenus fous dans un vent de liberté général qui n’a rien de réfrigérant, bien au contraire ! A écouter sans modération ni lassitude !
Florence Ducommun
Études de théâtre, de musique, essayer d’en vivre. Un classique en somme. De manière inattendue et pour se faire entendre Camille Bertault s’auto-diffuse sur le Net, scattant par dessus Giant steps de Coltrane, Lingus de Snarky Puppy... C’est le choc pour des milliers d’yeux et d’oreilles dont les nôtres. Et pourtant ce n’est qu’un jeu. Technique vocale, virtuosité, fantaisie : elle a tout pour elle. Elle a frappé fort, les esprits et les décideurs. Un premier disque composé de standards En vie (que nous n’avons pas eu l’occasion d’entendre) puis un second Pas de géant (en ce mois de janvier 2018) et la voilà propulsée dans “la cour des grands” pour reprendre le titre d’un confrère journaliste.
“Minute papillon” est-on tenté néanmoins de dire par cette exclamation gentiment surannée.
Entendue une première fois, il y a plusieurs semaines, en avant première, la chanson Comment te dire adieu nous avait laissé perplexe. L’interprétation de Françoise Hardy, qui n’est pourtant pas la plus grande vocaliste du monde, était parfaite dans la mesure et l’équilibre de ses propres mots et notes. Alors “pourquoi chercher midi à 14heures ?” en essayant par quelqu’ acrobatie vocale d’apposer sa signature à tout prix ?
Au crédit de la chanteuse pourtant, le titre Là où tu vas qui a fait son succès mais avec des paroles françaises cette fois-ci. Sur les pas de Coltrane et de… Mimi Perrin. En scattant, la voix fait jeu égal avec les instruments. Idem pour Certes mais là s’arrête la comparaison. Pourtant l’interprétation de La femme découpée en morceau composée par le frère d’une collègue de Mimi (Michel Legrand), n’a rien à envier à celle des Demoiselles de Rochefort. On l’écoute avec plaisir. Après (et parfois avant) Je me suis fait tout petit ) cela se gâte. Casa de jade, Compte de fées, Tantôt sont autant de tentatives de faire swinguer la langue française avec des textes peu convaincants. À cela s’ajoute une impression de fourre tout où Jean Sébastien Bach, rythmes brésiliens, variété française se côtoient sans raison : l’écoute se disperse et l’attention de l’auditeur aussi. Et l’horripilant dernier titre Conne ne vient rien arranger.
Une voix et un tempérament ne font pas une chanteuse de jazz” [1]. Il faut aussi un répertoire et avoir quelque chose à dire musicalement s’entend.
Pas de géant ? Des pas à suivre plutôt !
Jean-Louis Libois
Il existe des paysages intérieurs, pour peu que l’on en ait le désir et la possibilité, qui mériteNT d’être rendus audibles. C’est le cas de ceux d’Alexandra Grimal dont l’intensité n’a d’égale que l’originalité. Personnels et vitaux, ils s’exposent en tableaux vivants, vivaces. Touchants de simplicité supposée, de réflexion laissant vivre la spontanéité des reflets, ils donnent à écouter un univers où l’engagement humain semble une indispensable matrice. L’imaginaire ainsi livré, délivré, oscille entre contemporanéité brute et improvisation savante sans jamais se départir d’une sensibilité à fleur de peau flirtant avec la poétique de l’inventif. Le trio minimaliste d’Alexandra Grimal possède la puissance évocatrice d’un grand orchestre et l’élégance discrète de celles et ceux qui marchent à côté du tapis rouge, tout occupés qu’ils sont à vivre leur musique, la mélodie dans son essence et l’abstraction pour support d’un parcours singulier aux itinéraires pluriels.
Yves Dorison
On aura écouté et vu Alexandra Grimal dans divers contextes : ONJ, tentet de Joëlle Léandre, duo, quartet avec des grands noms du jazz à New-York mais aussi collaborations dans le cinéma, le théâtre, la danse, preuve pour nous de l’ouverture d’esprit d’une musicienne de son temps. L’époque force à l’éclectisme, il faut oser pour vivre, et vivre c’est se nourrir, nourriture de l’estomac, de l’esprit, des sens. Rien n’est cependant forcé et c’est au sien d’un trio, issu de l’ONJ qu’elle a choisi ici de s’exprimer. Un enregistrement empli de trouvailles autant sonores que compositionnelles. Alexandra y chante au sens propre, des mélodies simples et modales qui servent de bases à de longues improvisations sinueuses d’où peut se développer son art de la forme, du minimalisme à l’énergie brute. Pas de hiérarchies ni contraintes instrumentales, la virtuosité ne sert qu’à libérer le propos ; pas de gardien du rythme, non ! chacun ici est responsable, tout est interactions et dialogues à trois. Les références historiques du genre sont bien là, la tradition a du bon pour qui sait regarder au dessus de l’épaule de la dite tradition. Un disque qui augure bien des développements d’une musicienne que l’on sent en pleine possession de ses moyens, une musicienne d‘aujourd’hui, libre et sincère.
Pierre Gros
Vous voulez souhaiter la Bonne Année à vos amis d’une façon originale ? Alors offrez leur Peemaï, au goût délicieusement exotique et à l’écoute si dépaysante propre à nous transporter loin des frimas. Co-produit par Shreds et le Collectif Koa pour Shreds Records, le disque vient de sortir le 8 décembre 2017. À l’origine de ce projet, il y a le batteur Franck Vaillant, qui fait la connaissance du guitariste David Vilayleck et de son frère le bassiste Alfred Vilayleck originaires du Laos et basés à Perpignan, vite rejoints par Hugues Mayot, lequel vient de quitter l’ONJ, au saxophone ténor et aux claviers. Alfred Vilayleck est d’ailleurs à l’origine de la fondation du collectif Koa en 2007 installé à Montpellier. Franck Vaillant est un amoureux du Laos où il a voyagé très souvent depuis 1999 et a l’habitude d’y enregistrer sons et musiques. L’écoute des quatre musiciens de musiques traditionnelles du Mékong collectées par un ami laotien leur a donné envie de réécrire ces musiques et de co-signer toutes les compositions, auxquelles se sont ajoutés plusieurs invités laotiens au chant. Au Laos, la musique molam est partout et peut s’apparenter à une sorte de blues développé pour propager les croyances bouddhistes auprès des paysans des régions rurales du Laos et de la région Issan en Thaïlande. Cette musique se popularise et s’exporte de plus en plus.
Peemaï apporte sa pierre à l’édifice en la rafraîchissant aux couleurs du jazz et du rock, en y intégrant aussi des instruments traditionnels, des bruitages de rue et de radios ambiantes, des chants d’oiseaux. Un éventail de sensations à écouter les yeux fermés où l’on perçoit presque les odeurs en se promenant le long du Mékong à pied ou en vélo. La ferveur des villes et de la jeunesse branchée rock transpire dans certains morceaux, on y entend du Coltrane ou du Jimi Hendrix, Saravan est une réussite qui part d’une danse traditionnelle pour terminer en solo de saxophone résolument jazz tout comme Chin Sae. Chaque titre apporte une couleur particulière et un peps unique avec une place impeccable des quatre instruments principaux s’entremêlant avec la musique locale. Au terme de ce voyage commencé dans l’amour et le goût de l’aventure (Piya Piya), vous reviendrez avec une forte envie d’aller faire un tour là-bas comme Franck Vaillant qui y a souvent traîné ses guêtres…
Sawasdee pee maï ! (Bonne année en thaï !)
Florence Ducommun
Yaël ANGEL : "Bop Writer"
> Pannonica / Inouïe Distribution
Yaël Angel : voix / Olivier Hutman : piano sauf 8 / Yoni Zelnik : contrebasse / Tony Rabeson : batterie /+/ Jean-Marc Sajan : piano sur 8
01. So What (So Miles) (M.Davis-Y.Angel) / 02. Teru (Ophelia) (W.Shorter-Y.Angel) / 03. ’Round Midnight (T.Monk-Hanigen-Williams-Y.Angel) / 04. Goodbye Pork Pie Hat (C.Mingus) / 05. In Walked Bud (Suddenly) (T.Monk-J.Hendricks) / 06. Lonely Woman (O.Coleman-Y.Angel-J.Wilson) / 07. Falling Grace (S.Swallow) / 08. Melodies of Monk (Y.Angel-JM.Sajan-J.Wilson) / 09. Rhythm-a-Ning (Listen to Monk) (T.Monk-J.Hendricks) / 10. Infant Eyes (Reflections) (W.Shorter-Y.Angel) // Enregistré en France en février 2017.
ATOMIC : "Six Easy Pieces"
> ODIN - ODINCCD9564 / OutHere
Fredrik Ljungkvist : saxophone et clarinette / Magnus Broo : trompette / Håvard Wiik : piano / Ingebrigt Håker Flaten : contrebasse / Hans Hulbækmo : batterie
01. Be wafted (Ljungkvist) / 02. Falt Strid (Ljungkvist) / 03. Five easy pieces (Wiik) / 04. Ten years (Wiik) / 05. Sinusoidal arches (Wiik) / 06. Stuck in Stockholm (Ljungkvist) // Enregistré à Vienne (Autriche) en avril 2016.
Camille BERTAULT : "Pas de Géant"
> Okeh / Sony
Camille Bertault : voix / Michael Leonhart : bugle, orgue, percussion / Stéphane Guillaume : saxophones, flûte, flûte alto / Daniel Mille : accordéon / François Salque : violoncelle / Dan Tepfer : piano / Matthias Malher : trombone / Christophe « Disco » Minck : basse électrique, harpe / Joe Sanders : basse, contrebasse / Jeff Ballard : batterie…
01. Nouvelle York / 02. Comment te dire adieu / 03. Arbre Raveologique / 04. Là ou tu vas / 05. Je me suis fait tout petit / 06. Casa de jade / 07. Comptes de fées / 08. Goldberg / 09. Very early / 10. La femme coupée en morceaux / 11. Winter in Aspremont / 12. Entre les deux immeubles / 13. Certes / 14. Tantôt / 15. Suite, au prochain numéro / 16. Conne // Enregistré récemment en France.
Alexandra GRIMAL : "Kankū"
> ONJ Records - JF005 / L’Autre Distribution
Alexandra Grimal : saxophone ténor, voix, appeaux, composition / Sylvain Daniel : basse électrique / Éric Échampard : batterie
01-04 : Kankū // Enregistré à la Scène Nationale d’Orléans en 2017.
PEEMAÏ : "Peemaï"
> Shreds Records / collectifkoa.com/les-disques
Alfred Vilayleck : basse / David Vilayleck : guitare / Franck Vaillant : batterie / Hugues Mayot : saxophone
01. Piyo Piyo / 02. Peemaï Laï Laï / 03. Fou Thaï / 04. Pao Bong / 05. Anthape Inthip, Pt. 1 / 06. Anthape Inthip, Pt. 2 / 07. Saravan / 08. Chin Sae / 09. Quatre mille îles / 10. Lam Louang Namtha // Enregistré récemment au studio MidiLive, Paris.
[1] Je ne voulais pas faire un disque de jazz spécialement} explique la chanteuse à un confrère de TSF 98...