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  Matthieu DONARIER – Santiago QUINTANS : "Sun Dome"

Voilà un duo inhabituel et fascinant entre un soufflant (Matthieu Donarier au saxophone ténor et clarinette) et un instrument à corde (Santiago Quintans à la guitare électrique) qui ne laisse pas indifférent ! Un exercice assez rare pour être écouté avec attention. Matthieu Donarier est un créateur, un vrai, qui a plein de projets en tête. Il suffit de jeter un œil sur ce qu’il a déjà produit ou compte produire en duos, trio ou quartet ; sans compter ses collaborations comme dans l’Orphicube d’Alban Darche. Les duos, il pratique depuis longtemps : avec Sébastien Boisseau dans Wood, avec Poline Renou dans Kindergarten ou encore avec Albert van Veenendaal dans Planetarium. Quant au guitariste et compositeur espagnol Santiago Quintans, actif en France depuis plus de dix ans, c’est un musicien de jazz qui a un pied dans la musique contemporaine et ne compte plus également ses collaborations dans ces deux domaines. Leur entente ancienne donne ainsi naissance à Sun Dome sur le label portugais Cleanfeed.

Quatorze petites pièces très variées pour la plupart improvisées composent Sun Dome. Neuf sont des « compositions spontanées » comme aime le dire Matthieu Donarier, terme qui signifie bien que la liberté ne signifie pas désordre ou absence de pensée, bien au contraire. Cette musique est extrêmement « pensée », comme si les deux musiciens parlaient une même langue, et seules cinq ont été écrites par l’un ou l’autre. L’ensemble est palpitant, respirant un accord peu commun. Car dans des morceaux comme Sun Dome qui ouvre le disque, Getty Lee, Lucid Red ou Warm Fog qui conclut l’ensemble, l’impression première est celle d’une écriture malgré tout, qui fait penser à la musique sérielle, alors que c’est un propos mélodique atonal et aussi polytonal, totalement improvisé et ça c’est fort… Ces quatre morceaux à l’ambiance spectrale et angoissante à souhait expliquent peut-être le choix du titre Sun Dome du disque, inspiré d’une nouvelle de science-fiction de Ray Bradbury « Long Rain » où les protagonistes accidentés sur Vénus cherchent à rejoindre le Sun Dome sous une pluie incessante. Les autres morceaux sont des merveilles de dialogue musical, souvent en contrepoints, qui, écoute après écoute, livrent leurs pépites. Ainsi Itch de Santiago Quintans est un bavardage étonnant et non dénué d’humour faisant penser à deux gros insectes butineurs ! Tandis que Puzzle et And Yet So Real mettent en valeur le jeu si complice entre les deux musiciens qui s’en donnent à cœur-joie. Warm Fog conclut l’ensemble dans une ambiance fin du monde au ralenti avec sa corne de brume inquiétante.
Laissez-vous aussi hypnotiser à la fois par le visuel bien choisi de ce disque dont les rayons palpitent à juste titre et ces deux âmes sœurs musicales (frères en l’occurrence !) assez rares pour être mises en valeur ! Un gros coup de cœur assurément !

Florence Ducommun


  Marc SARRAZY – Laurent ROCHELLE : "Chansons pour l’oreille gauche"

Voilà un autre duo intéressant dont la sortie sur le label Linoleum Records est prévue le 23 février prochain., Après « Intranquillité » paru en 2007, c’est le second album de ce duo composé de Marc Sarrazy au piano et Laurent Rochelle au saxophone soprano et clarinette basse. Deux musiciens discrets et pourtant prolixes mais non avides de gloire. En effet Marc Sarrazy venu du classique a opté au fil du temps pour une musique hybride, plus personnelle, à la croisée du jazz moderne, d’Erik Satie et d’Art Zoyd, multipliant ainsi les rencontres dont celle avec Laurent Rochelle en 2006. Il est également écrivain (nouvelles fantasques, articles dans Improjazz, un ouvrage sur Joachim Kühn). De son côté Laurent Rochelle a écrit une centaine d’œuvres musicales pour différents projets artistiques et formations notamment Monkomarok (electro world jazz) et le Lilliput Orkestra (jazz actuel). Aujourd’hui musicien de scène avec diverses formations (duo, trio, quartet...) son travail est axé maintenant sur la création de musiques de scène ou de musiques d’illustration audiovisuelle, dans un esprit toujours plein d’imagination.

Ce n’est donc pas étonnant que ce disque fluide soit dans la même veine imaginative, influencé à la fois par la littérature, le cinéma et la musique classique. Composé par les deux musiciens, les envolées pianistiques et la voix presque humaine de la clarinette basse donnent le ton plutôt sombre et romantique du disque avec le premier morceau dédié à Antoine Volodine (Paysage avant Pendaison) et son clin d’œil électroacoustique sur la même ligne mélodique adressé à un autre écrivain Maxime Lachaud (Reflets dans un Œil Mort, titre emprunté au roman). À noter en invité le batteur Cyril Bondi, extrait de « Cube » du trio suisse Plaistow dans Lacrimosa. Marguerite Duras est honorée à travers L’Homme assis dans le Couloir tandis que le thème de Suspiria composé par le groupe Goblin pour le chef d’œuvre de Dario Argento, trouve une autre tonalité avec également un piano préparé aux kaplas. Côté références musicales, on reconnaîtra Béla Bartok détourné dans Bartok à la Fenêtre, Ravel dans Malcolm Malkovitch ou Chopin dans Funeral Blues. Reprise avec bonheur également de Si Tu Regardes, entendu dans le disque du même nom joué par l’Okidoki Quartet du saxophoniste. La chanteuse Anja Kowalski qui y était présente est invitée dans le dernier titre si mélancolique sur des paroles qu’elle a composées Qui s’en Va un peu avec le violoniste Alexeï Aïgui. Une superbe conclusion à ce disque riche et généreux « Vie brûlante, Monde étrange, Comment te supporter ? » à ne pas écouter qu’avec une oreille !

Florence Ducommun


  John SURMAN : "Invisible Threads"

Plus jeune, je pensais que John Surnam était (avec Terje Rypdal) le musicien le plus à même d’ensommeiller consciencieusement un fumeur de cannabis… C’est du vécu. Et il nous soûlait avec ces synthés ! Une sorte de Klaus Schulze mutant en jazz. On n’avait rien compris mais on s’endormait bien. Aujourd’hui, quelques années après, c’est le musicien qui dans son dernier disque nous colle des frissons. En trio avec le vibraphoniste américano-norvégien Rob Waring et le pianiste brésilien Nelson Ayres, il livre un recueil d’impressions musicales acoustiques aisément abordables et foutrement profondes. Atmosphérique, cristallin, le trio accorde au détail toute sa place. Mélodique et coloré, il additionne de fugitifs instants et définit des paysages indécis. L’avant-gardiste d’hier est ici un musicien serein et introspectif qui aborde avec une forme rare d’humilité des territoires sensibles qui cultivent l’émotion dans son essence. L’improvisateur virtuose qu’il a toujours été se révèle dans ce contexte étonnamment intime, à croire qu’à 73 ans l’enfance l’agite encore. C’est empli d’espaces limpides, propres à l’inlassable rêverie et de parenthèses délicatement effrontées. Juste brillantissime, en toute modestie.

Yves Dorison


  Teun VERBRUGGEN : "kaPsalon"

Né en 1975, le batteur Teun Verbruggen diplômé du Conservatoire Royal de Bruxelles en 1999, s’est vite imposé comme l’un des batteurs les plus intriguants de la scène belge jazz avant-gardiste, dépassant de loin les frontières de son pays. Le « sorcier du piano et du Fender Rhodes » Jozef Dumoulin d’origine belge également, a le même âge et la même démarche créatrice. Le contrebassiste norvégien Ingebrigt Håker Flaten, pilier de The Thing est lui aussi un phénomène, tandis que l’américain Nate Wooley qu’on appelle à New York le trompettiste iconoclaste ! et dont Dave Douglas dit qu’il est l’un des trompettistes les plus intéressants et inhabituels vivant aujourd’hui, ne pouvait que se joindre aux trois autres. Mettez les tous les quatre dans la même marmite et on obtient une trop courte production hélas (moins de 30 minutes) mais si dense et si singulière qu’elle vaut son pesant d’or. Enregistré en live à Jazz Middelheim 2014 et sorti en version numérique et vinyle en janvier 2018 sur le label Rat records (Rare and Treacherous) créé par le saxophoniste Bruno Vansina et le batteur Teun Verbruggen afin de produire leurs propres projets, les heureux acquéreurs du vinyle auront droit à trois peintures supplémentaires de Wannes Lecompte dont le trait s’accorde parfaitement à l’esprit de cette musique à la fois tourmentée et lumineuse.
Trois espaces de jeu en roue libre donc, dans un chaos apparent bien ordonné ou un ordre chaotique, c’est selon le ressenti de chacun. Sur la première plage au titre éponyme qui s’étale librement pendant plus de seize minutes, attendez-vous à une tornade qui vous bousculera presque tout du long. Arc-boutez vous les trois premières minutes contre le vent mauvais qui vous emporte, résistez à la tentation de vous pelotonner bien à l’abri et laissez-vous envahir par les vagues musicales successives à peine calmées par moments pour revenir de plus belle avec un engagement total des quatre musiciens. Le batteur Teun Verbruggen, entendu cette saison à l’AJMI d’Avignon par deux fois dans Ómun du guitariste Pascal Charrier et l’Orchestra Nazionale Della Luna du saxophoniste Manuel Hermia, mène son quartet à un rythme effréné. Ambiances différentes sur les deux plages suivantes. Nate Wooley survole à nouveau magistralement tout le second morceau Otto, déchiré et lancinant, terminant sur quelques notes de piano et contrebasse, tandis que Jozef Dumoulin brode une ligne minimaliste très poétique sur un MB apaisant quoiqu’encore un peu tourmenté, souligné délicatement par les trois autres instruments, la trompette étant ici à sa plus simple expression chuintée. Le calme après la tempête. Une belle tempête que j’aurais souhaitée plus longue qui m’a laissée échevelée mais régénérée.

Florence Ducommun


  Michael WOLLNY Trio : "Oslo"

Pour les amateurs de jazz haute-couture, le pianiste allemand Michael Wollny sort en même temps ce 23 mars 2018 deux magnifiques disques sur le label ACT et c’est un vrai régal. Le premier Oslo, invite le Norwegian Wind Ensemble tandis que le second en live, Wartburg invite le saxophoniste soprano Émile Parisien sur les quatre dernières plages, les deux sobrement flanqués d’un O pour Oslo et W pour Wartburg aurant ébouriffés que la chevelure du pianiste. Rappelons les noms des autres musiciens du trio : Christian Weber à la contrebasse et Eric Schaefer à la batterie. D’Oslo au château de Wartburg à Eisenach on compte 1 283 km en voiture. Il y a deux façons de procéder : faire réellement ce voyage par monts et par vaux ou bien s’asseoir confortablement sur son canapé et écouter successivement ces deux disques comme nous y invite Michael Wollny, car la petite histoire mérite d’être racontée comme le fait le label Act sur son site : du 5 au 7 septembre dernier, Siggi Loch, le créateur d’ACT Music invite le trio au Rainbow Studio d’Oslo pour enregistrer un nouvel album. Pour la troisième journée en studio, une rencontre imprévue est organisée avec le Norwegian Wind Ensemble, dirigé par Geir Lysne. Rencontre productive mais peu de morceaux pour en faire un disque complet. Les musiciens de l’Ensemble jouent donc uniquement sur l’ouverture, un intermède grandiose, Longnote et enfin un long final, The Whiteness of the Whale. Cet album Oslo se colorise ainsi un peu plus.

  Michael WOLLNY Trio – Émile PARISIEN : "Wartburg"

Une semaine plus tard, le trio se rend à Eisenach au cœur de la Thuringe pour donner un concert au Rittersaal à la Wartburg à l’occasion du 25ème anniversaire d’ACT, avec le saxophoniste Émile Parisien en invité. Comme le Norwegian Wind Ensemble, celui-ci ajoute ses contributions et sa si belle sonorité reconnaissable entre mille. "Wartburg" permet un aperçu du cœur même du travail de Wollny, l’improvisation, car s’adapter à toutes les situations le fait palpiter. En effet le château était encore envahi de touristes à cette époque et ne permettait les captures que tard le soir. « Trop de planification entrave le processus de création. Le secret pour moi est la capacité de réagir dans le moment » raconte Wollny. Siggi Loch suggère alors de sortir les sessions norvégiennes et le concert au refuge de Luther comme deux albums indépendants et en même temps, car un seul album aurait simplement été surchargé. Étant donné qu’il n’y a qu’une semaine entre les enregistrements, ils sont étonnamment différents. Ce n’est pas le moins en raison des deux endroits où ils ont été créés, qui ne pouvaient pas être plus différents en termes de son ou d’atmosphère. Oslo est donc plus doux et léger que Wartburg. Il faut d’abord écouter Oslo et ensuite Wartburg. On remarquera que Make a Wish, premier morceau de Oslo et dernier morceau de Wartburg forment ainsi un arc complètement imprévu. Et franchement, que souhaiter de mieux qu’Émile Parisien pour parfaire ce bonheur ?

Florence Ducommun

[ Un OUI ! global pour ces deux albums complémentaires, ndlr ]


  Références, détails et liens :

Matthieu DONARIER – Santiago QUINTANS : "Sun Dome"

> Clean Feed - CF443CD / Orkhêstra International

Matthieu Donarier : saxophone ténor, clarinette / Santiago Quintans : guitare électrique

01. Sun Dome / 02. Kinda Haka / 03. Itch (S.Q.) / 04. Getty Lee / 05. Brueghel (M.D.) / 06. Puzzle (S.Q.) / 07. And Yet So Real / 08. Lucid Red / 09. A line (S.Q.) / 10. Shadowalk / 11. Flamingo / 12. Rayas / 13. Infinite Rain (S.Q.) / 14. Warm Fog // Enregistré à Allonnes (72, France) en octobre 2015.

Marc SARRAZY – Laurent ROCHELLE : "Chansons pour l’oreille gauche"

> Linoleum Records - LIN 017 / CD1D – Les Allumés du Jazz

Marc Sarrazy : piano / Laurent Rochelle : saxophone soprano, clarinette basse, kaplas /+/ Anja Kowalski : voix, texte sur 12 / Alexei Agui : violon sur 12 / Cyril Bondi : batterie sur 2

01. Paysage Avant Pendaison (Sarrazy) / 02. Reflets Dans Un Œil Mort (Sarrazy) / 03. Voulevoulevouvouzelas (Sarrazy) / 04. Si Tu Regardes (Rochelle) / 05. L’Homme Assis Dans Le Couloir (Sarrazy-Rochelle) / 06. Funeral Blues (Sarrazy) / 07. Bartok A La Fenetre (Bartok) / 08. Malcom Malkovich (Sarrazy) / 09. A La Frontiere Du Jour (Rochelle) / 10. Suspira (Goblin) / 11. Infra Musique 2 L’Heure Ou Tout Se Fane (Sarrazy-Rochelle) / 12. Qui S En Va Un Peu (A.Kowalski) // Enregistré au Studio Elixir (31) en juin 2017.

John SURMAN : "Invisible Threads"

> ECM - 56711317 / Universal Music France

John Surman : saxophones soprano et baryton, clarinette basse, compositions sauf 9 / Nelson Ayres : piano / Rob Waring : vibraphone, marimba

01. At First Sight / 02. Autumn Nocturne / 03. Within The Clouds / 04. Byndweed / 05. On Still Waters / 06. Another Reflection / 07. The Admiral / 08. Pitanga Pitomba / 09. Summer Song (Nelson Ayres) / 10. Concentric Circles / 11. Stoke Damerel / 12. Invisible Threads // Enregistré à Oslo en juillet 2017.

Teun VERBRUGGEN : "kaPsalon"

> Ratrecords - RAT 038 (LP) / www.ratrecords.biz

Teun Verbruggen : batterie, objets / Jozef Dumoulin : piano / Nate Wooley : trompette / Ingebrigt Håker Flaten : contrebasse

01. Walters First / 02. otto / 03. MB // Enregistré en concert au festival Jazz Middelheim 2014.

Michael WOLLNY Trio : "Oslo"

> ACT - ACT 9863-2 / [PIAS]

Michael Wollny : piano / Christian Weber : contrebasse / Eric Schaefer : batterie, électronique sur 13 /+/ Norwegian Wind Ensemble sur 1, 8, 13 / Geir Lysne : direction

01. Make A Wish / 02. Hello Dave / 03. Farbenlehre / 04. Klaviertrio Op.120, Ii. Satz / 05. Zweidrei / 06. Interludium / 07. Roses Are Black / 08. Longnote / 09. Nuits Blanches / 10. Perpetuum Mobile / 11. Cantus Arcticus / 12. There Again / 13. The Whiteness Of The Whale // Enregistréau Rainbow Studio d’Oslo (Norvège) du 5 au 7 septembre 2017.

Michael WOLLNY Trio – Émile PARISIEN : "Wartburg"

> ACT - ACT 9862-2 / [PIAS]

Michael Wollny : piano / Christian Weber : contrebasse / Eric Schaefer : batterie /+/ Émile Parisien : saxophone soprano de 8 à 11.

01. Atavus ( Eric Schaefer) / 02. Big Louise ( Scott Walker) / 03. Perpetuum Mobile ( Eric Schaefer) / 04. Synonym ( Wolllny, Weber, Schaefer) / 05. Interludium ( Paul Hindemith, Arr. By Wollny, Weber, Schaefer ) / 06. Antonym ( Wolllny, Weber, Schaefer) / 07. Gravité ( Eric Schaefer) / 08. White Blues ( Bob Brookmeyer, Arr. By Michael Wollny) / 09. Tektonik ( Eric Schaefer) / 10. Engel ( Michael Wollny) / 11. Make A Wish ( Michael Wollny) // Enregistré en concert à Wartburg (Allemagne) le 15 septembre 2017.