Les éditions Frémeaux et Associés consacrent un coffret aux "avant-gardistes" de la musique depuis la dernière décennie du XIXè siècle jusqu’au début des années 1970. Un vaste panorama dans lequel le jazz a évidemment sa place...
Il ne laisse pas d’être surprenant qu’un éditeur français, s’adressant à un public francophone, utilise un dictionnaire de la langue anglaise (Collins English Dictionary, 2012) pour définir un mot de la langue française, “Avant-Garde”, avec les résultats pitoyables qui s’en suivent. Il est facile de le comprendre en consultant le Trésor de la Langue Française.
L’auteur est assez bien informé de musique occidentale savante, assez mal du jazz et très bien de la chanson internationale. Ainsi, la présence de Satie est surtout due à la caution de Bono, célèbre, je crois, chanteur de variété. L’auteur définit ainsi cet album : “Ce florilège s’attache ici à montrer une synthèse des avant-gardes musicales occidentales fondatrices au vingtième siècle, où toutes les audaces étaient possibles”, et cela n’aboutit pas à grand’chose : des listes de noms et quelques banalités. Il y a des absents notables : Charles Ives et György Kurtag, par exemple. Ceux qui veulent s’informer liront avec profit Alex Ross, The Rest is noise, en français À l’écoute du XXème siècle. Notons cependant quelques incertitudes ou erreurs : Le “Prélude à l’après-midi d’un faune” de Debussy est un hommage à un poème de Mallarmé, pas une musique extra-européenne ; Boulez n’est pas un chef d’orchestre célèbre aussi compositeur, mais strictement le contraire ; l’auteur ignore d’ailleurs “Pli selon Pli”, que beaucoup considèrent comme son chef-d’œuvre, qui a été pourtant créé dans les limites chronologiques annoncées. Il n’est pas certain que l’auteur ait bien saisi l’humour au second degré d’Audiard concernant la musique moderne ; il y a une erreur dans le dialogue qui ne peut être qu’une alerte. Antoine dit : “Monsieur Naudin, vous faites sans doute autorité en matière de bulldozers, de tracteurs et Caterpillars”, or il n’est pas censé savoir cela ; pour lui, Naudin vient de la pampa. Alors ?
Pour des raisons économiques, les interprétations sont anciennes, donc d’une qualité sonore variable : on peut entendre le grand Marcel Moyse dans le Prélude à l’après-midi d’un faune, le rare Gesang der Jünglinge de Stockhausen et deux œuvres peu fréquentes de Messiaen : La Fête des belles eaux pour onde Martenot et les Neumes rhythmiques. Mais conséquence de l’approche de l’éditeur, les œuvres importantes deviennent plus rares dans le troisième disque (1957-1970), ainsi Pierre Henry n’apparaît qu’au détour d’un générique, mais n’est pas représenté musicalement. Le texte de présentation est, par contre, plus précis sur les auteurs et les œuvres de l’époque.
Nous ne dirons peu de chose des deux chansons qui terminent l’anthologie, la première de Zappa a dû être bien connue parce que votre serviteur, qui n’a aucun souvenir de l’avoir entendue, se rappelle avoir fait un peu la même chose vers 1966-67 avec son copain Marc D., “MAD”. L’autre montre que ce genre n’est d’avant-garde que pour ses amateurs, les procédés innovants, adroitement utilisés par les musiciens, étant souvent bien anciens, mais c’est plutôt rigolo.
Quelques mots pour les musiques inclassables, les vrais originaux, comme Partch (2 mn 47) ou Moondog (2.01), dont les extraits sont trop brefs pour que l’on se fasse une idée de ce qu’elles sont.
La musique électronique est assez bien représentée : Cage - excellent Williams Mix, Schaeffer (expérimental plus que musical), Riley (bien long Mescalin Mix), mais pas Pierre Henry, encore une fois.
Nous nous accaparerons le ragtime, un Maple Leaf Rag enregistré sur rouleau en 1899, qui n’est pas une réussite, on entend trop la main gauche et le piano est peu tempéré. Est-ce ce genre d’enregistrement qui donnera une tradition de ragtime bastringue, qui se poursuit jusqu’au Trinkle Tinkle de Monk de 1952, choisi pour cette anthologie ? Il y a l’inévitable ODJB, où l’on entend trop l’horripilant Larry Shieds qui pousse des cris dans sa clarinette ; c’est le premier disque de jazz, certes, mais ce n’est pas l’avant-garde, c’est une copie. Rappelons que la maison de disque avait offert l’opportunité de l’enregistrement à Freddie Keppard, qui avait refusé de peur des imitateurs. Relevons que Livery Stable désigne une écurie, on y entend une imitation de cheval, mais pas d’animaux de basse-cour. Ensuite on pourra entendre Armstrong, Hines, J.P. Johnson, Tatum, Ellington, Parker, Gillespie, Tristano, Sun Ra, Ornette Coleman, Cecil Taylor, Miles Davis et John Coltrane, George Russell avec Dolphy et enfin Coltrane avec Dolphy. Donc le jazz de 1917 à 1961 (pas 1970, comme annoncé sur la pochette). Il n’y a rien à dire sur la qualité des œuvres qui sont proposées, même si pour Cecil Taylor, on eût préféré une pièce plus représentative du style de la maturité du pianiste.
Le jazz a été une musique en perpétuelle avant-garde. Ses musiciens, tout en reconnaissant leurs dettes envers leurs prédécesseurs voulaient faire du nouveau pour s’en distinguer et gagner un public avide de nouveauté. Ainsi les styles se sont poursuivis, tout en maintenant une histoire, parce que le jazz ce sont d’abord des artistes, avant peut-être les enregistrements, même si sa nature non écrite fait que ce qui nous en reste ce sont les disques. On pourrait établir des sortes de généalogies, comme dans la Bible, montrant cela. Une parmi d’autres possibles : King Oliver joua avec Louis Armstrong, qui joua avec Earl Hines, qui joua avec Dizzy Gillespie, qui joua avec Charlie Parker, qui joua avec Miles Davis, qui joua avec John Coltrane, qui joua avec Cecil Taylor, qui joua avec Albert Ayler.
Il y eut un moment où les musiciens de free-jazz cohabitaient avec ceux qui avaient créé le jazz. Est-ce que Willie Smith “The Lion” avait parlé avec Albert Ayler pendant l’entr’acte du double concert historique (Pleyel 13 novembre 1966) que l’un inaugurait et l’autre l’achevait ?
On aurait pu espérer dès lors que cette anthologie nous donne un reflet de ce mouvement, en insistant sur les nouveautés musicales : Potato Head Blues de Armstrong pour ses stop-choruses ; Reminiscing in tempo de Duke Ellington, la première œuvre longue d’un artiste afro-américain et non plus une simple chanson ; Body and Soul de Coleman Hawkins, “inventeur” du saxophone, qui l’a sorti de son rôle militaire et l’a distingué, pour en faire ce que nous connaissons aujourd’hui, et aussi créateur de l’improvisation préparée pour cette pièce ; These foolish Things de Lester Young, pour sa liberté rythmique et son inventivité ; le grand orchestre de Dizzy Gillespie ; Ghost d’Albert Ayler.
Ce sont des lacunes qui créent ainsi un silence stylistique entre Duke Ellington en 1936, mais dans une musique stable depuis le début de la décennie, et 1942, un Charlie Parker qui ne s’est pas encore véritablement trouvé (On peut comparer cette version avec celle qui l’a précédée de six mois environ, puis Ko-Ko de 1945 - sur les harmonies de Cherokee).
Il n’y a rien sur le Brésil et sa “Nouvelle Vague”, Bossa nova, ni sur la musique caribéenne, dans laquelle Dizzy Gillespie joua un rôle important.
Du point de vue de ce qui intéresse le jazz, cette anthologie est bien insuffisante.
1) Nous regrettons personnellement qu’il n’y ait pas eu une confrontation Ravel versus Jimmy Noone. Le premier avait longuement écouté le premier et pris des notes -qui n’ont pas été conservées-, mais la musique du français en a été marquée, ou non ?
2) L’auteur relève que Boulez dans Le Marteau sans maître a utilisé des instruments de percussion peu fréquents dans la musique occidentale. L’explication en est simple : Boulez, comme directeur musical de la Compagnie Renaud-Barrault avait été au Brésil (lire ici...).
3) “Assez bien, assez mal”. Toujours cette sensation d’un savoir recopié plutôt qu’acquis par la longue fréquentation.
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L’AVANT-GARDE : "1888-1970"
> Frémeaux & Associés - FA5680 (3 CDs) / Socadisc
CD 1 - 1888-1931 : Gymnopédie 1 - Lent Et Douloureux [Érik Satie] - Aldo Ciccolini / Prélude À L’Après-Midi D’Un Faune [Claude Debussy] - Walther Straram / Maple Leaf Rag - Scott Joplin / Pierrot Lunaire, Op. 21 - Valse De Chopin [Arnold Schoenberg] - Pierre Boulez / Pierrot Lunaire - Madonna [Arnold Schoenberg] - Pierre Boulez / Rites Of Spring Part 1 - Introduction [Igor Stravinsky] - Pierre Monteux / Lively Stable Blues - Original Dixieland ‘Jass’ Band / Symphony Opus 21 [Anton Webern] - Pierre Boulez / Ionisation [Edgard Varèse] - Frederic Waldman W/Juilliard Percussion Orchestra 5’28 / Rhapsody In Blue [George Gerschwin] - Arturo Toscanini / Steamboat Stomp - Jelly Roll Morton / In A Mist - Bix Beiderbecke / Creole Love Call - Duke Ellington / Stowaway - Earl Hines / Weather Bird - Louis Armstrong & Earl Hines / You’Ve Got To Be Modernistic - James P. Johnson / Tiger Rag - Art Tatum.
CD 2 - 1936-1956 : In A Jam - Duke Ellington / Fête Des Belles Eaux Part 2 - Jeanne Loriod / Cherokee - Charlie Parker Trio / Étude Aux Tourniquets - Pierre Schaeffer / Moondog’S Symphony 2 (Sagebrush) - Moondog / Intuition - Lennie Tristano & His Sextet / Leap Frog - Charlie Parker & Dizzy Gillespie / The Day The Earth Stood Still - Bernard Herrmann / Neumes Rhythmiques - Olivier Messiaen / Trinkle Tinkle - Thelonious Monk / Williams Mix - John Cage / Even Wild Horses - Act 3, Scene 1 - Had I Not Once A Lovely Youth ? (Conga) - Harry Partch / Space Guitar - Johnny « Guitar » Watson / Déserts - Interpolations Part 1 - Edgard Varèse & Pierre Henry / Gesang Der Jünglinge - Karlheinz Stockhausen / Le Marteau Sans Maître - Pierre Boulez.
CD 3 - 1957-1970 : India - Sun Ra / Incontri - [Luigi Nono] Pierre Boulez / Diamorphoses - Iannis Xenakis / Invisible - Ornette Coleman / Artikulation - György Ligeti W/Cornelius Cardew / Wallering - Cecil Taylor Quartet / Blue In Green - Miles Davis W/John Coltrane / Thoughts - George Russell W/Eric Dolphy / Spiritual - John Coltrane W/Eric Dolphy / Mescalin Mix - Terry Riley / Dear Jeepers - Bob Guy W/Frank Zappa / Why - Yoko Ono - The Plastic Ono Band W/John Lennon.
CD1 – 1888-1931 : 17 plages
CD2 - 1936-1956 : 16 plages
CD3 – 1957-1970 : 12 plages