À Château-Arnoux (04), le polyinstrumentiste Alain Soler a fait germer une association exemplaire depuis 22 ans : le jazz concurrence la lavande et l’huile d’olive !
Hormis se délecter des paysages superbes de la région, si nous avons fait une halte à Château-Arnoux, ville d’un peu plus de 5000 habitants nichée au cœur des Alpes de Haute-Provence un 24 août alors qu’il n’y a ni festival, ni concert à cette période, c’est qu’il s’y passe des choses qui nous intriguent depuis bien longtemps.
Grâce à notre ami Jean Buzelin, collaborateur de CultureJazz implanté depuis plus de vingt ans dans les "Basses-Alpes" (comme ils disent là-bas), nous avions ce jour là rendez-vous à L’A.M.I. (lisez Atelier de Musiques Improvisées) avec Alain Soler, son initiateur.
Un local en rez-de-jardin (sous-sol ?) dans un immeuble communal, juste sous le bureau de Poste, pas de quoi faire rêver, mais c’est pourtant là que nous allons rencontrer des passionnés passionnants qui font vivre le jazz, la musique, les musiques.
Nous sommes accueillis par Alain Soler et Capucine Ollivier, chanteuse et membre très active de l’A.M.I. au son (et images) du quartet d’Art Farmer avec Steve Swallow, Jim Hall et Pete La Roca [1]. Le ton est donné : ici, à l’A.M.I., l’histoire du Jazz est en marche et ses fondamentaux sont bien présents.
Tout un après-midi à questionner, à débattre, à refaire le Monde du Jazz et pourtant, ce ne sera pas assez long pour faire le tour de cette belle idée qui s’est enracinée dans sa région et nous poursuivrons le soir autour d’une bonne table, comme il se doit.
Dans un territoire rural, c’est un travail de terrain que fait l’A.M.I., tant sur le plan géographique que sur le plan culturel. Les personnalités qui portent cette association cultivent la terre du jazz et des musiques qui se nourrissent d’improvisation. C’est en liant la formation, la diffusion et l’édition de disques que l’association assure la pérennité du projet né il y aura bientôt 22 ans. .
Quand une graine d’idée un peu folle devient une plante solide, c’est qu’il y a à l’origine, un semeur qui en a un "grain". Grain d’enthousiasme, grain de confiance, grain de révolte et beaucoup de grains de musique.
Nous ne nous lancerons pas dans un inventaire des activités de l’A.M.I. mais c’est en puisant au hasard de l’entretien, quelques phrases d’Alain Soler, ledit semeur, que nous les mettrons en lumière.
À l’origine, en 89, Alain travaillait à la Maison des Jeunes et avec le directeur de l’époque, un projet de festival de Jazz se dessinait. C’est ainsi que des contacts ont été pris avec l’ harmoniciste et guitariste Toots Thielemans pour une rencontre avec des musiciens locaux et un concert.
« Il a demandé à écouter une de nos K7, on a enregistré un petit truc , on lui a envoyé et il a dit OK, je viens. Il a passé 3 ou 4 jours ici. »
Et là, c’est la genèse de l’aventure.
« Avec lui, on a travaillé des duos à la guitare en 20 minutes, des blues... »
Malheureusement, l’enregistrement du concert qui concluait cette résidence de trois jours est vraiment trop mauvais pour être publié...
« Avec Toots, c’était le top. Il m’expliquait les accords, on était sur le même truc il y avait une transmission directe. En plus, il avait des anecdotes
incroyables sur son vécu de musicien : Charlie Parker, le racisme black / blanc, la bataille sur l’harmonica... ». Pour Alain Soler, la pratique du jazz est indissociable de la prise en compte et de la connaissance de l’histoire de la musique afro-américaine. Un point sur lequel il rejoint Jean Buzelin !
Avec Toots Thielemans, il apprend à bousculer le mythe de l’improvisation.
« J’étais jeune, culotté, et je lui ai demandé pourquoi il rejouait toujours les mêmes solos sur certains morceaux du disque "Affinity" (de Bill Evans), dix ans après l’enregistrement. Je m’interrogeais sur la raison de cette "redite" (il faut dire que cet album avec Bill Evans représente pour Toots le début d’une vraie reconnaissance internationale en tant que Jazzman à l’harmonica)...
Alors, Toots éclata de rire et il me dit : mais Alain, c’est ce que j’ai joué de plus beau. Et là, il n’y a pas d’impro, il y a juste l’interprétation de ce qu’on a écrit une fois dans sa vie et qu’on reconnaît comme ce qu’on a fait de mieux, il n’y a pas d’impro !
On touche ici au facteur lié à l’interprétation de son propre phrasé, le "poids" des notes... C’est ça aussi le jazz : une dimension interprétative forte... Pour Toots, l’idée de rejouer ses propres phrasés c’est un peu comme jouer un contrepoint de Mozart, tout est "dit" et il n’y a pas besoin de plus... »
Les liens avec le saxophoniste et clarinettiste André Jaume sont tout aussi fondamentaux et fondateurs.
Leur amitié s’est construite dans une pratique musicale commune facilitée par la proximité géographique et une profonde convergence d’idées. C’est ainsi qu’André Jaume a ouvert à Alain Soler les portes du label CELP pour lequel il a enregistré quelques disques. Aujourd’hui, Label-Durance, une des ramifications de l’A.M.I. a repris et réédité une partie de ce catalogue.
André Jaume est souvent associé aux projets montés par l’A.M.I.. Alain Soler insiste avec une ironie très affectueuse sur l’importance de "jouer avec les vieux" : « Ils nous apprennent à ressentir ce qui est de l’ordre du non-dit, du non-formulé et qui change tout ! Il faut apprendre à jouer comme une bestiole ! Instinctivement en laissant de côté le formalisme et la théorie ! »
Au fil des années, un maillage de liens serrés entre musiciens s’est tissé autour de l’A.M.I., en France comme à l’étranger avec la venue de musiciens invités pour des master-classes. Ainsi avec le saxophoniste américain Larry Schneider.
Alain Soler et Toots Thielemans s’étaient découvert un intérêt commun pour Bill Evans et en particulier le disque "Affinity" dans lequel le saxophoniste joait aux côtés de l’harmoniciste. De fil en aiguille, Larry a rencontré les activistes de Château-Arnoux... et revient tous les ans ou presque s’immerger dans l’atmosphère de la Haute-Provence. On le retrouve sur de nombreux disques du Label-Durance et il participe à chaque occasion à des ateliers de pratique musicale.
Alain Soler a débuté en école de musique puis a appris le jazz dans la classe de Guy Longnon au conservatoire national de région de Marseille.
Premier prix de guitare en 1990, il a senti que l’enseignement académique du jazz, ce n’est pas son truc. Il n’est pas homme à entrer dans le moule de la musique institutionnalisée, il la veut vivante, créative, libre.
« J’ai eu la chance de faire la chronologie du jazz jusqu’au free. Je viens des Beatles, des Stones, j’aime toujours ça. Les chansons, le blues pour les mots, Neil Young (Je prépare un projet sur Neil Young !), Django, le bop,le hard bop, le swing, quelques big band...
J’ai eu cette chance là de traverser chronologiquement toutes les périodes jusqu’au free.
André Jaume, lui, il fait l’inverse, il vient du free. »
Ça n’a pas empêché les deux compères de faire un concert en duo sur les standards... « André se régalait à jouer "Body and Soul". On se retrouve bien là-dessus, les chemins inverses qui se croisent. André n’est pas dans les chapelles, il travaille plein de trucs... »
Pour lui, la pratique musicale va au delà de l’attachement à un instrument. Après le piano, ce fut la guitare, la basse, la batterie, le sax (un peu !) : c’est un touche-à-tout !
Nous avons osé une référence qui l’a bien amusé : "Le Prince de Château-Arnoux" ! À l’image de la pop-star de Minneapolis, Alain Soler pourrait enregistrer tout un disque tout seul dans son studio... si la pratique collective n’était pas un des fondements de sa vie de musicien !
« Je suis un grand défenseur de la basse électrique ; c’est une telle galère, la basse fretless en particulier ! La réponse de l’instrument est telle que tu n’as pas le droit à un chemin qui ne soit pas inventif alors qu’avec la contrebasse, le son est tout de suite super. Un "walking bass" de qualité mélodique médiocre sonne toujours mieux joué à la contrebasse que joué avec une basse électrique, pour une histoire de réponse de son et de timbre. Cela demande aux bassistes électriques davantage de recherche quant à l’originalité de leurs "walkings" pour "passer la rampe"...
La contrebasse, c’est un peu une image d’Épinal d’instrument du jazz. Pour moi, ce sont deux instruments distincts, la basse électrique n’est pas un succédané de la contrebasse ! Il y a une vraie culture de cet instrument qui n’est pas dérivée de la contrebasse, loin s’en faut. Prenez Lionel d’Hauenens : il joue merveilleusement bien. »
La rencontre avec Toots Thielemans a eu un effet déclencheur puis a renforcé sa conception de la formation musicale.
Pour cela, il met en place et anime des ateliers dans lesquels jeunes et moins jeunes musiciens vont se rencontrer et assurer la transmission musicale en profitant de l’apport fréquent de "pointures" internationales (Joe Lovano, Barry Altschul, Larry Schneider...).
Cela permet de révéler de nouveau talents comme le guitariste Frédéric Garnier ou le pianiste Sébastien Lalisse, aujourd’hui formateurs à leur tour dans l’association.
« La jeune génération se base trop sur une imagerie du jazz en cherchant à reproduire des modèles. »
À l’A.M.I., la base de travail se veut ouverte. Elle comprend des standards mais aussi une place importante accordée au blues [2].
Pour Capucine Ollivier qui anime un atelier d’improvisation vocale et une chorale à L’AMI, la conception est identique. « Il faut apprendre à assumer la musique et son rôle dans la musique en apprenant à se détacher de l’objet-partition pour se centrer sur l’écoute. C’est bien là que se situe le nœud du problème dans le jazz ! »
À Château-Arnoux, les occasions de jouer sont nombreuses et le studio est un lieu convivial pour se retrouver et pratiquer la musique.
En 2005, l’A.M.I. crée le Label Durance qui "hérite" alors du catalogue du label CELP.
L’objectif est avant tout de produire de nouveaux enregistrements. Pour cela, l’association dispose d’un studio bien équipé aménagé dans ses locaux mais réalise également des disques live (au Théâtre Durance, à la Ferme de Font-Robert, autres lieux de culture dans la commune). Pour la technique, c’est d’abord Alain Soler qui se poste à la console mais maintenant son fils assure la relève puisqu’il a suivi une formation spécifique d’ingénieur du son.
Toutefois, l’équipe ne souhaite pas devenir un prestataire de service dans l’édition discographique. L’enregistrement et la prise de son font partie intégrante du projet artistique de l’A.M.I. qui valorise ainsi le "produit" de ses activités dans leur ancrage régional.
Et ces disques, il faut bien les commercialiser ?
« Pour ce qui est des distributeurs, certains nous ont contactés et on est allés chez Orkhêstra [3]. Ils font du bon boulot. Avec eux, on travaille sur la confiance.
On sort les CD à 500 exemplaires. »
Les plateformes de téléchargement ?
« J’ai testé sur un disque qui date de quelques années déjà, le trio avec François Mechali et Larry Schneider pour voir comment ça fonctionne... ».
Pour le moment, on sent que la diffusion de musique virtuelle n’est pas prioritaire pour le Label-Durance. Ici, on privilégie l’objet disque de production locale.
La mise en œuvre de cette conception ouverte et spontanée du jazz s’est traduite entre autres par la création "1851" en hommage à un soulèvement populaire dans le secteur de Château-Arnoux.
Cette création a eu lieu en 2001. Elle rassemblait 40 musiciens amateurs et professionnels sans véritable répétition collective préalable, juste une préparation autour de l’esprit du projet au-delà de l’aspect formel du résultat... Un souvenir fort.
Autre événement marquant, la célébration des 20 ans de l’Atelier de Musiques Improvisées immortalisée dans un CD intitulé "Cet inexprimable 20 ans". C’était au Théâtre Durance le 15 janvier 2010.
« Chez les anciens Mayas, le nombre "vingt" symbolisait à la fois l’Homme parvenu à sa plénitude tout autant qu’il signifiait aussi l’Inexprimable. Alors, quoi de mieux que l’illusoire pertinence des mots pour nous inviter à une célébration si ce n’est un concert ? » écrivait Alain Soler dans le texte qui éclaire l’esprit d’un disque tout à fait singulier et, à ce titre, passionnant.
Onze musiciens pour une formation éphémère à géométrie variable : nouveaux talents et "pointures" reconnues portés par un même projet.
Tout l’esprit de l’A.M.I. est là.
Comme Alain Soler, Capucine Ollivier a grandi plus au sud, au pays de Pagnol mais elle est désormais installée tout près de Château-Arnoux. Vocaliste remarquable, elle a vite trouvé sa place dans le cadre de l’A.M.I. en participant à des formations avant de prendre en charge l’atelier "chant-impro". Elle assure aujourd’hui avec une grande efficacité la coordination administrative de l’association. Archiviste, intendante, gestionnaire des ressources, elle est celle sur qui on peut compter : un soutien précieux dans une association !
Si vous ne connaissez pas sa voix, précipitez-vous sur ses deux disques édités sur le Label-Durance. Capucine est bien trop discrète pour que la France entière puisse savoir qu’elle est une des plus belles voix du jazz d’aujourd’hui. Retenez bien son nom enraciné dans sa région comme l’arbre qui la symbolise avec deux ailes(L) pour voler plus haut, au dessus des lavandes au plus près des étoiles du jazz.
Des chroniques des disques "Label-Durance" sur CultureJazz.fr :
Les disques du Label-Durance :
Pour exister, il faut des partenaires !
L’Atelier de Musiques Improvisées et le Label Durance, bénéficient du soutien de :
La Commune de Château-Arnoux-Saint-Auban, la Collectivité de Comunes de Moyenne Durance, du Conseil Général des Alpes de Haute-Provence ainsi que du Conseil Régional Provence-Alpes-Côte d’Azur.
> Liens :
[1] Un DVD de la médiathèque privée de l’association !
[2] ...Pas assez mis en pratique de nos jours selon Alain Soler.
[3] ORKHESTRA, 14 ch. de Condelouse 42570 SAINT-HÉAND - www.orkhestra.fr