Eh bien dites-donc, nous aurions quasiment l’âme prodomatique à cette heure tardive. Envie d’écrire que nous fûmes ravis, ce début de semaine, de renouer avec la saine hospitalité du festival Jazz Campus en Clunisois, huitième du nom. En signe avant coureur des petits bonheurs à venir, nous lisions paisiblement, le cul rivé au fauteuil, le programme des festivités musicales quand, soudain, merde ! nous constatâmes, dépités, que nous avions loupé l’entame… Faut dire aussi que le 15 août, les obligations ne manquent pas. Certains ne songent qu’à faire la fête à Marie dont on ignore encore si, oui ou non, elle inventa la FIV, tandis que d’autres, plus votifs, font la fête au village. Les historiens se souviennent, eux, avec une émotion non feinte de la bataille de Roncevaux qui déclencha, trois siècles après, la naissance du Tube de l’été avec la bien-nommée « chanson de Roland ». À cette époque, on prenait le temps, on louait les studios par décade, au minimum.

Trente-septième étape

Michel Edelin

Lundi 17 août 2015, jour de naissance de Luther Allison, bluesman regretté. Vous savez quoi ? Même Dompierre les Ormes n’est pas immuable … Voilà pas qu’il nous change la Galerie européenne du bois et de la forêt en Lab 71. Ça manque de poésie. Le petit amphithéâtre demeure cependant et nous retrouvons là le flutiste Michel Edelin accompagné par un Olivier Sens transformé en musicien-informaticien aux commandes du logiciel interactif «  Sensomusic USINE » qu’il a développé. En bref, ce logiciel capte en direct la musique des autres musiciens qui peut être transformée selon le bon vouloir de l’opérateur, servant ainsi d’interlocuteur musical à l’autre, en l’occurrence le flutiste ci-dessus nommé. Le projet s’appelle « Flûte Machine  » et flûte… les machines nous laissent froid. La parfaite maîtrise instrumentale de Michel Edelin n’a pas suffi et le mélange sonore créé par Olivier Sens ne nous a pas enthousiasmé. L’ensemble nous a laissé un goût d’inabouti. Mais qui sait si cette mixture sonore circonvolutive n’était pas inscrite dans l’âme du projet comme l’un des buts recherchés : une sorte de quête organique, repliée sur elle-même (une chrysalide qui cherche sa larve ?). Que nous ayons rien compris à l’affaire demeure bien évidemment une hypothèse hautement probable. Subséquemment, nous nous abstiendrons de tout jugement et laisserons aux futurs auditeurs de ce duo la possibilité de l’aimer.


Trente-huitième étape

François Raulin

Mardi 18 août 2015, théâtre de Cluny. Connaissez-vous Virginia Dare ? Non ? Ce fut pourtant le premier sujet du royaume d’Angleterre à naître en Amérique. En 1587. Et pour être précis un 18 août. Si je pense à cette charmante dame, c’est un peu la faute de François Raulin qui nous a proposé son projet « Restez, je m’en vais » ou L’exil intérieur de Ishi, « dernier indien sauvage ». De la première blanche au dernier des peaux rouges, précisément le dernier indien sauvage, ce fut un beau massacre. Que François Raulin s’empare de cette histoire, en compagnie de François Corneloup et Ramon Lopez, et conçoive un hommage musical nous sembla de toute évidence une excellente initiative. D’autant plus qu’aujourd’hui encore, malgré les traités établis, les amérindiens subissent encore les injustices de gouvernements blancs qui devraient être rouges de honte. Allez donc voir sur Internet à quelle sauce on méprise les premières nations canadiennes au nom des sables bitumineux, sables qui feront du Canada le troisième producteur de pétrole du monde en 2020. C’est édifiant (ici par exemple : vidéo). Mais revenons à la musique pour dire que le parti pris du trio, associé à la voix d’Anne Alvaro, de transmuer par les notes les épisodes de la vie sauvage est une réussite. Densité, rugosité et lyrisme délivrèrent un message fort, ancré dans une pulsion tellurique évoquant autant l’éternelle indianité que le génocide organisé qui a voulu l’éradiquer. Chacun des musiciens sut investir l’espace avec une force qui ne sacrifia jamais la finesse d’exécution et l’expressivité. Un beau projet, en vérité, inscrit dans le souffle d’une tragédie et porté par la lumière d’un monde que personne ne semble pouvoir éteindre. Résistons.

Donkey Monkey

En deuxième partie de soirée, Donkey Monkey secoua l’auditoire d’une manière autre mais tout aussi riche. À la croisée des genres, Eve Risser et Yuko Oshima proposèrent un répertoire dont la forme atomique n’a pas dû encore être répertoriée. Brillamment contemporaine, suavement décalée, joute contre joute, leur musique caresse la note ou la bouscule, au gré d’une interactivité éclairant les multiples facettes de deux talents hors norme qui s’épanouissent dans un fécond partage, sérieusement drôle et drôlement sérieux, partage qui fait souvenir que le jazz hait l’égocentrisme et est toujours là où on ne l’attend pas. Raison pour laquelle la connerie, bien qu’elle essaye, ne parvient pas à l’étouffer. Résistons.

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Trente-neuvième étape

Mercredi 19 août 2015

Gérard Marais

Ayant chroniqué assez récemment le sextet de Anne Quillier(lire ici !), nous ne vous imposerons dans ces lignes aucune redite, si ce n’est pour dire que oui, définitivement, c’est une belle machine que ce sextet qui, à tout coup, séduit l’auditoire avec d’irréfutables arguments. Nous focaliserons donc notre propos sur la prestation de Gérard Marais et Jéremie Ternoy en première partie de soirée. Le duo présenté est issu du quartet qui enregistra ce printemps le Cd « Inner village », les deux autres musiciens étant Henri Texier et Christophe Marguet. La complicité du duo avec la musique qu’il propose est évidente. Gérard Marais, en architecte subtil d’une musique ouverte sur des horizons mélodiques savants, ne laisse pas de séduire tant la qualité intrinsèque de ses compositions évoque des paysages intérieurs. Jérémie Ternoy, avec tonicité, offre une réplique conséquente et l’ensemble dresse pour les spectateurs une fresque musicale lumineuse et apaisante, empreinte d’une humanité diablement séduisante. Et au fait, vous a-t’on dit que ce même jour en 1315, Louis X de France avait épousé Clémence de Hongrie ? Les temps changent et la clémence n’est plus le fort de la Hongrie contemporaine.

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Quarantième étape

Jeudi 20 août 2015

Olivier Benoit

Encore un duo à Cluny, ce dont nous ne nous plaignons jamais car c’est un art délicat qui, en règle générale, nous ravit. Cette fois, cependant, nous demeurâmes, en cette fin de soirée, circonspects, voire perplexes. Olivier Benoit et Bruno Chevillon avaient choisi de proposer une création bruitiste faisant la part belle à un type d’exploration sonore conceptuelle à laquelle nous assistâmes nourri par un fort questionnement. Ne doutant aucunement de l’excellence des artistes présents, nous nous interrogeâmes sur notre capacité d’écoute, comme sur la nécessité non pas de l’exercice mais de sa présentation à un public, public qui déserta presque entièrement la salle en ayant la politesse de ne pas manifester son désaccord. En ces temps troubles où la morale est un prétexte fallacieux au repli et à l’intolérance, il nous parait toutefois judicieux que de telles performances puissent exister, même si elles expriment une intériorité à la lecture ardue qui offre peu de clefs à l’auditeur. Après tout, la réflexion humaine est illimitée et la liberté d’expression est un droit et un devoir. Et qui sait s’il ne suffisait pas de s’abandonner à la rêverie pour pénétrer cet obscur objet sonore. Dans notre cas, ce ne fut pas concluant. Mais peu importe, nous étions le 20 août et c’était l’anniversaire d’Enrico Rava (1939).

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Christine Bertocchi

Auparavant, à 19 heures, dans le cloître de l’abbaye, Christine Bertocchi et Guillaume Orti avaient offert une performance elle aussi très étonnante. Centrée sur un dialogue non feint, utilisant tout l’espace du cloître, une chapelle adjacente, et jouant avec l’acoustique du lieu, ils instaurèrent une complicité avec le public qui se devait de déambuler avec eux. Étonné et ravi, ce dernier pu suivre la progressive accointance qui se noua entre la voix et le saxophone. Christine Bertocchi et Guillaume Orti, redoutables de précision et de chaleur, développèrent un propos âpre autant que poétique et tissèrent les liens d’une histoire véritable, une histoire que purent vivre les spectateurs invités par le duo à entrer dans leur intimité.

Plus tôt dans la journée pour le traditionnel concert pique-nique le duo Artdéko avait ouvert la journée avec une playlist détonante empruntant (pour faire court) à Monk, Dolphy et Bourvil des mélodies qui tiennent leurs rangs dans nos mémoires. Franck Boyron (trombone) et Baptiste Sarat (bugle) travaillant le sujet depuis quelques temps déjà, nous pûmes immédiatement sentir la cohésion qui sous-tend un projet abouti, projet coloré, riche de nuances et séduisant.

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Vincent Courtois

Tout affairé que nous sommes à (mono) palabrer autour de cette variété de duos, l’on n’en oublierait presque de vous parler du trio qui débuta la soirée au théâtre de Cluny, ce qui serait une flagrante injustice faite à Vincent Courtois (violoncelle), Robin Fincker (saxophone ténor) et Daniel Erdmann (saxophone ténor) car le projet autobiographique du violoncelliste autour du monde des forains qu’il côtoya dans son enfance est un modèle du genre. De quel genre ? De celui qui vous laisse pantois, béat d’admiration. Et de penser en notre for intérieur que la beauté peut prendre des formes sidérantes et inattendues. De fait, Vincent Courtois a agencé les tableaux d’une ex position enfantine comme autant de toiles expressionnistes qui soulignent les accents d’un monde où la gaité et la rudesse s’entremêlent avec bonheur dans l’expression d’une vie communautaire qui tient sa créativité et son originalité des marges qu’elle fréquente. Médiums est le nom de ce trio en référence au registre des instruments qui le compose. Humain est l’adjectif qui caractérise la matière du projet. Imparable est le terme consacré pour définir le sentiment qui fut le nôtre à l’issue du concert. Trois voix pour un chant symbiotique, trois voies pour un champ mémoriel qui nous rappelle que l’enfance est unique et presque toujours musique.


Quarante-et-unième étape

Vendredi 21 août 2015

Roy Nathanson

Jour de la Big Band theory ? Allez savoir. En tout cas jour de naissance de Count Basie (1904). Nous aimerions bien avoir 111 ans un jour… Sur scène Papanosh avoue à Charles Mingus tout le bien qu’il pense de son œuvre avec une impertinence de bon aloi. C’est pêchu, comme on dit. Ça vous pousse dans les cordes et vous laisse peu de répit. C’est construit ; de la suite dans les idées et un plaisir communicatif à friser l’excès. Roy Nathanson, en invité complice, déploie son savoir faire sur une gamme étendue de saxophones, s’empare du micro pour conter cette histoire mais laisse avec sagesse de l’espace à chacun. La mission que se donnent ces énergumènes s’arrange avec les arrangements, dérange l’impromptu dans sa routine et le patchwork, soudain, n’est plus une activité pour le troisième âge mais bien l’esprit enflammé d’un ardent désir de subversion finalement très mingusienne. Libertaire à souhait, Papanosh se nourrit d’influences multiples et vit dans son avenir. Nous les prions de continuer car c’est en agitant le bocal que ces gugusses fêtent le Mingus. Et c’est plaisant.

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Quarante-deuxième étape

Samedi 22 août 2015

Bernard Santacruz

1864 : la première convention de Genève établit la Croix-Rouge internationale de manière permanente et marque la naissance officielle du droit international humanitaire. Eh quoi ? Fallait-il déjà défendre le jazz ? Bref, en cette fin de festival c’est le projet « Over The Hills » créé sur une idée de Bruno Tocanne et Bernard Santacruz qui clôtura les débats. Ayant écouté ce projet insensé à Vaulx Jazz en mars dernier et l’ayant chroniqué ici, nous ne nous appesantirons pas outre mesure. Mais en tout état de cause, ce fut une belle idée que d’achever l’édition de Jazz Campus 2015 par cet objet musical protéiforme qui symbolisa d’une certaine manière l’éclectisme cher à Didier Levallet et son goût prononcé pour l’aventure musicale et humaine. Comme chaque année à cette période, nous fûmes quotidiennement interpelés par une programmation suscitant l’intérêt et la surprise, ce qui n’est pas courant. Ceci étant dit, il encore et toujours nécessaire de défendre Jazz Campus en Clunisois. Parce que la Croix Rouge hein….

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