L’édition 2017 du festival Jazz sous les Pommiers à Coutances (Manche) en version filtrée...
Une semaine de jazz à Coutances, c’est la surabondance d’une offre musicale éclectique, on le sait et c’est devenu une image de marque. Pour nous cependant un festival ne devrait pas être une course aux chiffres, fussent-ils extraordinaires (96% de taux de remplissage, qui dit mieux ?). L’exigence, le souci d’ouverture, la curiosité, la cohérence et la pertinence des choix de programmation doivent rester au cœur des préoccupations artistiques de la structure organisatrice. Au final, notre sélection fut assez restrictive, le filtrage en fonction de nos critères nous a permis d’écouter quelques concerts, bien peu en comparaison des journées folles de nombre d’aficionados de l’événement plutôt soucieux de le vivre tel qu’il est pour ce qu’il est. Quelques bonheurs et des regrets aussi car nous avons retrouvé beaucoup de musiciens connus alors que tant d’autres sont encore ignorés au regard de la diversité de l’offre dans le jazz et les musiques improvisées. Mais nous continuons à penser que nombre des absents des programmes ont raison de continuer à creuser leurs sillons singuliers. Leur persévérance finira bien par être récompensée quand le vent tournera et qu’on se lassera des esthétiques formatées et standardisées. Tant mieux pour les artistes qui étaient là (à nouveau là, bien souvent !) pour donner le meilleur dans un contexte des plus porteurs et dommage pour les rendez-vous manqués.
Voilà donc le résultat de notre "picorette" dans cette 36è édition de Jazz Sous Les Pommiers à la recherche des substances actives.
Notre ami photographe Sébastien Toulorge a vécu, lui, un festival beaucoup plus intense. Vous trouverez ses photos à la suite de ce compte-rendu. Un autre éclairage sur cette édition 2017.
Samedi 20 mai :
Le Multiquarium version big band de messieurs André Charlier (batterie) et Benoît Sourisse (piano, orgue), c’est comme un aquarium mais en plus volumineux et plus élaboré. On regarde passivement des poissons remarquables évoluer dans une eau claire. C’est joli mais ça finit par endormir même si l’heure de la sieste est passée. Heureusement que Frédéric Borey (saxophone ténor) a essayé de sortir le tête de l’eau et d’effectuer quelques jolies figures aériennes...
Il y a tant de merveilleux "grands formats" en France, en Europe et ailleurs. Pourquoi choisir celui-là ? Un regret déjà.
Dimanche 21 mai :
Dans le cadre du dimanche en fanfares on retiendra la création dirigée par le clarinettiste Sylvain Kassap. Pour ce "Manifeste", son septet emmenait un Chœur Éphémère à savoir une centaine de choristes amateurs, voire novices, recrutés sur place et préparés de main de maître par le musicien coutançais Vincent Lapouge. Magnifique travail d’arrangement de quelques chants de lutte et de libération universels depuis les Chants des Canuts et des Partisans, jusqu’à El Pueblo Unido en passant par l’hymne de l’ANC sud-africain avec quelques parties instrumentales (un thème d’Albert Ayler, une composion de Chris McGregor...) mis en mouvement par une formation inter-syndicale où l’on trouvait Sylvain et Nils Kassap (clarinettes, en famille mais sans emploi fictif !), Aymeric Avice (trompette, origines locales et collectif Coax etc. !), Matthias Mahler (trombone, Journal Intime & C°), Jérémie Ternoy (Fender Rhodes, effets, Collectif Muzzix Lille), Ivan Gelugne (contrebasse, E. Parisien Quartet etc.) et Fabien Duscombs (batterie, activiste toulousain). Un rassemblement de sacrées personnalités pour faire revivre des hymnes à la liberté en toute fraternité entre musiciens professionnels experts et amateurs émancipés grâce à des arrangements inventifs et novateurs. Une belle réussite !
Mardi 23 mai :
Michel Portal tapait du pied, trépignait, on percevait le feu intérieur qui couvait, on l’a toujours connu comme ça : un bon présage. Visiblement le pianiste Kevin Hays était le maillon faible d’un trio qui ne demandait qu’à exploser. Trop dépendant des cadres mélodiques et de musiques plus convenues, l’homme aux claviers mit du temps à trouver sa place pour avancer quelques arguments dans le dialogue intense et foisonnant qui faisait vibrer en totale complicité le batteur Jeff Ballard et l’inoxydable basque, toujours aussi vert et inventif. On se serait amplement contenté de ce duo entre tambours et anches car c’est là que la musique se jouait. Il aurait alors fallu un Craig Taborn aux pianos (pour citer un étatsunien) afin de venir troubler cette entente cordiale et avancer des arguments à la hauteur des échanges du soir. Indiscutablement, Jeff Ballard est un des grands rythmiciens de notre temps et on peut s’étonner de ne pas entendre plus sur nos scènes nationales ce musicien qui réside désormais "chez nous". Compte tenu de la hauteur des débats dans cet intense mais trop bref concert (première partie oblige... quelle idée ?!), les vivats justifiés du public atteignirent par ricochet (et assez justement finalement) le pianiste qui aura eu droit ce soir là à une belle leçon de musique libre et créative... comme l’ensemble du public.
Nous n’aurons pas grand chose à dire du trio FisFüz qui nous venait d’Allemagne et s’est retrouvé en seconde partie de soirée grâce à la présence de son invité, le clarinettiste Gianluigi Trovesi (un de ces musiciens que le festival aime à inviter et réinviter les yeux -et les oreilles- fermés). Une aimable musique patchwork, un peu "world", un peu tout ce qu’on veut dans laquelle Trovesi ne pouvait que faire de la figuration, tant bien que mal.
À ceux qui sortirent, comme nous, un peu dépités (c’est peu dire), nous ne pouvons que conseiller l’écoute du dernier album de cet immense batteur germanique qu’est Günter "Baby" Sommer. Trovesi y est boosté dans le contexte autrement plus stimulant. Ça s’intitule "Le Piccolo Cose", c’est chez Intuition Records, enregistré en concert (chronique "Pile de disques" de mars 2017). "Baby" Sommer après Jeff Ballard, ça aurait eu de la gueule ! Ouais...
Mercredi 24 mai :
Pat Metheny est un habitué de Coutances (encore un... Pensée pour tous ceux qui rêveraient de jouer et se font "recaler" !). C’est la quatrième fois qu’il y vient. Après le P.M. Group, le duo avec Charlie Haden, le projet Orchestion, il présentait cette fois un nouveau quartet qui le met ostensiblement en valeur pour passer en revue son abondant répertoire (constitué en plus de 40 années !). La nouveauté tient en la présence à ses côtés du jeune pianiste britannique Gwilym Simcock et surtout de cette remarquable contrebassiste qu’est Linda May Han Oh, musicienne que nous suivons avec un constant intérêt autant dans ses projets personnels qu’aux côtés de Dave Douglas (entre autres...). Ouvrons une parenthèse pour vous inviter à écouter son dernier album "Walk Against Wind" sur le label "écologique" Biophilia Records. Et revenons-en à Pat, toujours aussi généreux avec plus de deux heures de concert haute densité qu’il dut pourtant interrompre après une série de duos avec ses complices alors qu’un retour final du quartet était initialement prévu. Poussé par la fougue rythmique du très brillant Antonio Sanchez (qui sait aussi par ailleurs être un leader inventif !), le guitariste nous a inondés de notes, égrenant ses mélodies les plus célèbres dans un maelström étourdissant. Le show est réglé au millimètre et pourtant on sent vivre une musique qui gagnerait à trouver un peu plus de sérénité en libérant des espaces. Il n’en reste pas moins que ce Pat Metheny est une sacrée personnalité.
Jeudi 25 mai :
Scène découverte. Une nouvelle formule dans le Magic Mirrors, sorte de show-cases de 50 minutes où se succèdent trois jeunes formations françaises.
Ikui Doki, c’est le trio qui réunit Sophie Bernado (basson et voix), Raphaëlle Rinaudo (harpe) et Hugues Mayot (saxophones, clarinette). Un très beau travail proche de la musique de chambre dans sa forme, exécuté avec une précision qui n’exclut pas l’expression libre de solistes très inspirés (on connaît leur implication dans de multiples projets aux formes variées). De la sensibilité, de la créativité, une pointe d’humour. Voilà de la bien belle musique et un bon point pour ce programme en terme d’ouverture !
Venait ensuite le quartet Post-K, à savoir le frères Dousteyssier Benjamin (saxophones basse et alto) et Jean (clarinettes), Mathieu Naulleau au piano et Élie Duris (batterie). Je n’avais jamais entendu en concert cette formation dont mes petits camarades de CultureJazz ont toujours dit le plus grand bien. Le disque est réussi mais le concert permet de mieux percevoir encore l’intelligence inventive de cette musique qui reconstruit le jazz d’antan avec cette virtuosité affranchie de toute rigidité formelle, ce qui fait la force du jazz. Je ne paraphraserai pas les écrits de mes amis et vous invite, par exemple, à (re)lire ce qu’écrivait Alain Gauthier à la suite du concert de Post-K lors de l’EuropaJazz festival au Mans, tout récemment (EuropaJazz n°38 - mai 2017- ...ici...).
Ce n’est pas faute d’avoir essayé : je suis allé écouter le concert de Youn Sun Nah. Rien à dire sur cette musique d’une banalité assez désespérante, totalement conforme aux avis que nous avons pu émettre sur le disque fraîchement sorti (Lire la chronique pertinente d’Yves Dorison...). Le très éclectique Jamie Saft (polyinstrumentiste ici aux claviers) n’est vraiment pas inspiré dans son rôle de directeur musical bien trop sage pour ce projet.
Fort heureusement, nous avons vécu un grand moment de musique aérienne, subtile, inspirée avec le formidable trio qu’anime le pianiste américain Fred Hersch. C’était au théâtre, en soirée. Un de ces moment rares où l’on oublie le temps qui passe pour se laisser imprégner par la fluidité de cette musique vivante. Fred Hersch défie les styles du jazz. Il vénère Sonny Rollins et lui dédie un calypso capricieux et génial. Il connaît le jazz tellement bien qu’il peut le détricoter et le tisser à nouveau à sa manière sans en dénaturer l’esprit. Pour parvenir à ce haut degré de maîtrise, il faut savoir s’entourer et John Hébert est LE contrebassiste qu’il lui faut (il est souvent aux côtés d’un autre fabuleux pianiste trop méconnu : Russ Lossing). À la batterie, Eric McPherson s’affiche en grand monsieur, ne quittant ni la veste ni la cravate malgré la chaleur estivale de ce mois de mai. Il exploite avec finesse toutes les possibilités de l’instrument donnant à son jeu des couleurs et des formes très singulières : une merveille d’équilibre. Une belle balade lumineuse dans les mondes du jazz (et ailleurs), de McCartney (For No One) à Wayne Shorter (Black Nile) avec une séquence consacrée à Monk passant d’un Round’ Midnight en solo à une interprétation de We See brodée à points serrés en trio. Le public (salle comble) retenait son souffle pour mieux laisser éclater son enthousiasme : standing ovation méritée (pour une fois !) et un rappel en solo sur un thème de Rollins, encore. Un moment d’exception !
Vendredi 26 mai :
Programme léger ce vendredi. Ce sera au théâtre encore une fois pour écouter le quartet "Mechanics" de Sylvain Rifflet avant une création confiée à Fidel Fourneyron.
"Mechanics" est le nouvel intitulé du quartet créé en 2013 sous le nom d’Alphabet pour signifier que le saxophoniste Sylvain Rifflet entend bien inventer et mettre en action un nouveau code d’écriture orchestrale qui ne cache surtout pas son attachement aux musiques répétitives sérieuses développées par Phil Glass, Steve Reich mais aussi à celle de Louis Thomas Hardin, alias Moondog, l’étonnant clochard céleste des rues new yorkaises dans les années 60-70. Ce quartet atypique est arrivé aujourd’hui à un très haut niveau de pratique. L’alphabet est bien maîtrisé et la mécanique tourne sans sombrer dans la routine, bien au contraire. Si la mise en place est d’une précision implacable (sans partitions sur scène !), elle évite toute d’une raideur formelle en laissant percevoir constamment la richesse du jeu collectif avec ce qu’il faut d’espaces de liberté créative. Jocelyn Mienniel et Sylvain Rifflet ont rôdé de longue date leur complicité musicale (ici et dans l’Ensemble Art Sonic...) et ont trouvé en Philippe Gordiani, guitariste fin connaisseur des musiques venues du rock plus ou moins progressif, un complice capable de tisser une trame harmonique serrée. C’est peut-être Benjamin Flament qui étonne le plus devant son Flamentophone, croisement d’une batterie et d’une sorte de gamelan en métaux brossés, machinerie qui a évolué dans le temps et se montre aujourd’hui aboutie et originale, parfaitement à sa place dans cet ensemble presque futuriste. Félicitations enfin à Sylvain Rifflet qui a réussi à conserver son manteau rouge emblématique pendant le premier morceau du concert, malgré la chaleur. Très professionnel et gros succès public !
Pas facile pour le tromboniste Fidel Fourneyron de présenter ensuite sa création "¿Que Volà ?". L’idée étant d’associer un septet de remarquables représentants de la nouvelle génération du jazz français et un trio de jeunes percussionnistes cubains. Malheureusement, le choix de la disposition scénique a totalement occulté l’ensemble instrumental derrière les percussions bien trop présentes. L’écriture nous a semblé sobre et surtout axée sur l’énergie et les structures rythmiques mais il faudrait réécouter cet ensemble dans d’autres conditions et surtout en repensant totalement la disposition scénique (un arc de cercle permettant aux musiciens de se voir, sans se tourner le dos aurait sans doute permis plus d’interaction...). Dommage !
Samedi 27 :
Le pianiste Paul Lay adore jouer le midi. Ça tombe bien, son trio était programmé à 12 heures 30 dans le Magic Mirrors ! Nous avons donc eu le plaisir d’écouter (ou réécouter) cette belle formation qui se produisait il y a moins d’un mois au théâtre de Caen. Le pianiste confirmait la qualité de son jeu qui se caractérise par une grande maîtrise de la dynamique et des contrastes associée à un goût prononcé pour la mélodie. Clemens van der Feen est un remarquable contrebassiste au jeu sobre, épuré. Il laisse vivre les notes et résonner l’instrument sans forcer la virtuosité. Nous soulignerons, bien sûr et une fois de plus, l’excellence rythmique de Dré Pallemaerts, batteur attentif et subtil dans tous les projets auxquels il est associé et ce trio semble lui convenir particulièrement. Nous n’en dirons pas plus, vous laissant (re)lire ce qu’écrivait notre ami-collaborateur de CultureJazz, Jean-Louis Libois à propos du concert de Caen (lire ici...).
On s’interroge tout de même sur la programmation de ce trio à deux dates aussi proches et dans la même région. Le dernier album du pianiste présente deux trios, celui-ci (The Party) et un autre (Alcazar Memories) avec la vocaliste Isabel Sörling et le contrebassiste Simon Tailleu. N’aurait-il pas été plus judicieux de programmer le second à Coutances ?
Anne Paceo fait partie de ces musicien(ne)s qui poussent toutes les portes et se prennent en main pour concrétiser leurs envies les plus folles. À la suite de voyages en Birmanie, elle a noué des liens avec ce pays et rencontré des musiciens. Le projet Yôkaï (2012) s’inspirait déjà largement de la musique birmane. Cette fois, pour le festival Jazz sous les Pommiers, elle a pu faire venir un ensemble traditionnel qui fut associé à son quintet (où Christophe Panzani a remplacé Antonin-Tri Hoang au saxophone). Une fois de plus, Anne Paceo, toujours radieuse derrière sa batterie, a fait la preuve de son talent de direction d’ensemble en réalisant une synthèse réussie entre jazz et musique traditionnelle, sans tomber dans les travers aguicheurs de la world music. Un beau moment.
Auparavant, elle présentait son nouveau quartet "Circles", une musique dans l’air du temps enveloppée d’effluves électroniques, sans basse, avec la voix de Leïla Martial (toujours aussi inventive), les claviers de Tony Paeleman et les saxophones et effets de Christophe Panzani. Une orientation "musiques actuelles" (rythmique rock, sonorités "ambiant", mélodies simples) qui ne nous aura pas plus enchanté sur scène que sur disque.
Le festival Jazz sous les Pommiers, ce sont aussi tout un programme de concerts et animations en tous genres en divers points de la ville. Nous tenons plus particulièrement à saluer la carte blanche laissée au collectif local Orval Cosmique qui avait investi la cour du musée de Coutances ainsi qu’un espace d’exposition pour une déclinaison sous différentes formes du thèmes de la sieste (musique, arts visuels, aménagements...). Des artistes locaux qui ne manquent pas d’imagination et apportent leur sang neuf à ce festival qui les a fait grandir. À suivre !
Je dédie cette chronique au Workshop de Lyon qui fête cette année son mi-centenaire et qui n’a jamais été programmé à Coutances en tant que tel. Courage les gars, vous serez peut-être là pour le centenaire !
(photographe pour CultureJazz)
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