Après "L’Amérique d’abord !", copieuse revue de disques en mars 2019, Jean Buzelin revient vers l’Europe avec deux pays atypiques : le Royaume-Uni et la Suisse... Panorama en 18 volumes.
S’il y a une préséance dans mes récentes recensions (voir L’Amérique d’abord ! - 17/03/2019), je préciserai que, si l’Europe arrive ensuite, elle n’est pas à la remorque des États-Unis. Du moins dans les disques que j’ai le bonheur de présenter et qui, dans un vaste éventail de choix, de goûts, de pratiques, démontrent un fois de plus que les musiciens du Vieux Continent ont, depuis des décennies, trouvé, ou inventé, leurs propres racines. Sachant prendre leurs distances avec la maison-mère, ils contribuent même à enrichir, grâce à des partenariats bénéfiques, les musiques américaines que l’on tente encore d’appeler jazz par défaut.
Le conteur et diseur (du genre rugueux et un peu monocorde) Steve Day poursuit son œuvre poétique originale en compagnie de son Blazing Flame Quintet/6, dans une veine qui s’inscrit dans cette tradition jazz-rock (j’insiste sur le côté jazz) très british qui marqua son époque et, la preuve en est, conserve son esprit, ses couleurs et sa pertinence (cf. Culturejazz « Une année avec Leo (2) – 30/12/2016). Les textes des huit pièces, reproduits dans le livret, aideront les auditeurs non anglophones avertis à pénétrer dans cet univers singulier. « Wrecked Chateau » (Leo Records LR 855).
Nous retrouvons avec grand plaisir l’envoûtante pianiste Carolyn Hume au sein du quartette Fourth Page dont c’est la seconde production, leur premier disque datant de 2011. Charlie Beresford (guitare et voix), Peter Marsh (basse) et Paul May (fidèle batteur de Carolyn depuis leurs débuts) sont les trois autres membres de cet orchestre hors du commun. Le jeu de chacun se situe en dehors de toutes les conventions, techniques ou d’organisation, et se mêle constamment à l’ensemble sans qu’aucun ne se détache ni ne prenne de solo. Un seul but : la recherche et, pourquoi pas, la réalisation d’une utopie. Leur musique d’un autre monde, presque irréelle et d’une grande et subtile beauté, n’a aucun équivalent dans le paysage actuel. Elle est comme suspendue dans le temps... ou hors du temps ? « The Forest From Above » (Leo Records LR 848). OUI !
Super Mood est un trio réuni par le saxophoniste-alto et compositeur de l’essentiel du répertoire Rez Harding, entouré de Mike Outram (guitare) et Jim Bashford (batterie), lesquels contribuent au “gros son” du groupe. Une belle dynamique, une réelle fraîcheur, beaucoup d’aplomb et d’envie animent les trois jeunes musiciens qui jouent une musique très électrique, tantôt funky, tantôt noise, ou parfois très mélodique. Une certaine tradition anglaise dans une musique nourrie de multiples influences. « Super Mood » (Leo Records LR 761).
Après son premier disque en quartette pour Intakt, le pianiste Alexander Hawkins publie son nouvel enregistrement en solo. C’est également la seconde fois qu’il s’exprime seul devant son clavier depuis son tout premier CD publié par Babel Label en 2013. Le titre de ce nouvel album, qui comprend douze compositions personnelles, lui a été inspiré par les sculptures d’Eduardo Chillida vues dans les jardins du Rijksmuseum alors qu’il devait donner un concert le soir même à Amsterdam. Le sous-titre, lui, revoie au saxophoniste Evan Parker avec qui il a joué et pour lequel il avoue une profonde admiration, comme pour deux autres musiciens : le compositeur tchèque Leos Janacek et le pianiste afro-américain Mal Waldron. Et ils ne sont pas si nombreux, les jeunes pianistes, à se réclamer de cet immense bonhomme, hélas ! Bien d’autres références et rencontres se sont ajoutées, depuis ses débuts, au bagage du jeune Anglais. Avec ce disque impressionnant, Alexander Hawkins parvient là à sa maturité... une maturité sans doute provisoire, tant il est à l’affût de tout nouvel enrichissement de ses connaissances. « Iron Into Wind (Pears From An Elm) » (Intakt CD 330). OUI !
Nous avons déjà parlé de l’impressionnante vocaliste estonienne Anne-Liis Poll, notamment auprès de son confrère le pianiste Anto Pett et son groupe Free Radicals, dans lequel figurait l’Écossais Alistair MacDonald et ses live electronics. Nous les retrouvons dans une série de duos enregistrés entre 2013 et 2017. Résultat : un gros travail sonore expérimental pour des réalisations musicales proches de l’inouï. « Untold Story » (Leo Records 829).
À commencer par un Irlandais, John Wolf Brennan, qui s’est installé en Helvétie depuis des décennies. Aussi méconnu en France qu’il est un musicien majeur de notre époque, Brennan mène de front plusieurs groupes en fonction de ses projets et travaux dont nous avons souvent rendu compte : Pilgrims, Momentum et Pago Libre, un quartette qu’il a fondé en 1989 et où figure depuis le début le maître corniste russe Arkady Shilkloper, également virtuose du cor des Alpes. Pago Libre constitue donc la base de ce nouveau projet que le pianiste-compositeur considère comme étant le plus important de sa vie entière. Rien que ça ! Eh bien l’on peut affirmer que le résultat est assez impressionnant. Enregistré en public lors de l’Alpentöne Festival (Suisse), ce concert propose dix pièces originales qui ont toutes une histoire et une origine. À Pago Libre, dont les deux autres membres sont le violoniste Florian Mayer et le contrebassiste Tom Götze, s’ajoutent divers amis comme l’étonnant vocaliste et yodleur Christian Zehnder, le guitariste Christy Doran, le batteur Patrice Héral, un groupe de musique celtique, et un formidable big band de 24 souffleurs, l’ABO (Alpentöne Blasorchester) dirigé par Michel Truniger. Nous sommes donc conviés à une éclatante fête musicale, un feu d’artifice de sons, de chants (et d’humour) qui réjouit les sens. Une grande joie ! « Got Hard » (Leo Records 835). OUI !
Plus itinérant, Fred Frith a roulé sa bosse et promené son instrument un peu partout dans le monde.Grand contributeur au catalogue Intakt depuis qu’il a fait de la Suisse sa seconde patrie, le guitariste anglais publie un deuxième disque en trio, enregistré à Oakland (Californie) avec ses partenaires américains : Jason Hoopes (basse électrique et contrebasse) et Jordan Glenn (batterie et percussions). Avec force bruits, heurts et éclats souvent décapants dont est friand le guitariste (qui tripote également l’orgue), lui et ses jeunes complices proposent un free (jazz) rock improvisé puissant, mais qui sait ménager quelques petites respirations avant de repartir de plus belle. On a l’impression qu’ils cherchent à se faire un chemin au milieu d’un amoncellement d’encombrements de toute sorte, mais que le parcours est tortueux ! « Closer To The Ground » (Intakt CD 312).
Intakt frappe fort en offrant à Fred Frith un album de trois CD composés d’extraits d’une quinzaine de concerts – sur quatre-vingt – donnés par le guitariste dans un espace unique de musique expérimentale à New York, le Stone, entre 2006 et 2016. Il s’agit à chaque fois de rencontres avec un ou deux musiciens. On y retrouve le Trio ci-dessus (une fois augmenté avec la saxophoniste Jessica Lurie), et de nombreux praticiens et praticiennes (Theresa Wong, Ikue Mori, Miya Masaoka...) de matériel électronique, d’instruments amplifiés, de “bidouillages” divers et autres objets de rebut (Sudhu Tewari). Aussi, la plupart des 23 pièces agencées comme un patchwork relèvent-elles de ce qu’on nommait, faute de mieux, les musiques concrètes et électroacoustiques. Là où le son relève du bruit, ou le contraire. Parmi les partenaires de ces sessions, on relèvera, au milieu de gens peu connus dans nos circuits, les noms de Sylvie Courvoisier, Nate Wooley et Evan Parker pour un duo d’une rare finesse et égale concentration. Mon choix. Mais il faut prendre le tout en bloc et prêter l’oreille (aguerrie) à Pauline Oliveiros (accordéon bricolé), Gyan Riley (guitare) ou Laurie Anderson (violon et claviers). Bonne écoute ! « Live At The Stone/All Is Always Now » (Intakt CD 320).
La vitalité de la scène suisse est particulièrement bien représentée, tant par Intakt, label autochtone, que par Leo Records, label anglais ; l’un comme l’autre ouvrant par ailleurs leur catalogue à des productions venues de partout, comme nous avons régulièrement l’occasion d’en rendre compte dans ces colonnes.
Certains artistes passent parfois de l’un à l’autre, à l’image de la pianiste Gabriela Friedli qui, après un premier disque de son trio sur Intakt en 2013 CD 214), en publie un nouveau sur Leo, toujours en compagnie de Daniel Studer (contrebasse) et du fidèle Dieter Ulrich (batterie et bugle), deux musiciens suisses de premier plan. Pianiste vive et sensible, à l’articulation claire, elle distille un jeu très contemporain nourri de jazz, laissant beaucoup d’espace et d’initiative à ses deux acolytes, tout en maintenant une grande densité au trio. Du beau travail. « Areas » (Leo Records LR 828).
Daniel Studer et Peter K. Frey forment un duo de contrebasses (auxquelles s’ajoute l’électronique) nettement orienté dans la recherche contemporaine. Ils avaient fêté leurs quinze ans de travail en commun sur un CD double regroupant des enregistrements réalisés en 2013 et 2014 avec de nombreux invités (cf. Culturejazz « Une année avec Leo (1) – 16/12/2016). Pour leur vingtième anniversaire, ils reviennent avec des pièces de 2004, 2007 et 2018. Sur quatre d’entre elles (en 2004), deux invités sont présents : Jürg Frey (clarinettes) et Alfred Zimmermann (violoncelle). Or, celles-ci ont la particularité de les présenter, en concert, dans quatre espaces séparés et isolés, sans que chacun puisse entendre les trois autres. Ce qui donne un résultat totalement aléatoire mais fort intéressant : que donne l’écoute intérieure ? Pour donner une idée, nous évoluons, avec ces deux contrebassistes, dans un univers voisin de celui de Joëlle Léandre, par exemple. « Zeit » (Leo Records 837).
Sous l’intitulé Âme Sèche se sont rassemblés exceptionnellement quatre musiciens, Walter Faehndrich (violon alto), Christy Doran (guitare électrique) que l’on retrouve, Remo Schnyder (saxophone) et Samuel Wettstein (synthétiseur), qui évoluent dans des sphères et circuits différents : improvisation, composition, jazz, installations musicales, musique contemporaine “classique”, free jazz... Qu’ont-ils en commun ? Peuvent-ils parler le même langage ? Telles sont les questions que se pose leur producteur Leo Feigin qui, grâce à lui, nous permettent d’apporter chacun notre propre réponse. Treize improvisations sans titres éveillent notre curiosité. « Âme Sèche » (Leo Records 827).
Après ces deux disques d’improvisation “pure et dure”, retrouvons un peu le souffle du jazz et constatons comment des musiciens actuels en ont intégré l’esprit. Réuni par le contrebassiste Luca Sisera, le quartette Heuristics comprend le trompettiste suisse Guy Bettini, le saxophoniste alto et clarinettiste italien Fabio Martini, dont on a déjà parlé, et le grand batteur américain Gerry Hemingway qui impulse à ses partenaires européens un swing et un drive puissants. S’appuyant en outre sur la basse qui offre une assise profonde, les deux souffleurs improvisent dans les meilleures conditions. Respiration, articulation, foisonnement, contrastes, tout retient l’attention dans cette suite de huit séquences. « Exodos » (Leo Records 832).
Entendu précédemment avec le saxophoniste Omri Ziegele avec qui il a formé un duo, Yves Theiler publie son troisième album personnel en trio et le premier chez Intakt. Ce pianiste de 31 ans, qui a joué notamment avec Rudi Mahall et Gerry Hemaingway, possède un jeu très dynamique, insistant et rythmique, à la frappe déterminée, qui emporte ses camarades Luca Sisera et le batteur Lukas Mantel, lesquels ne sont pas pour rien dans la vigueur de l’exécution des pièces originales du pianiste. Une musique solide qui démontre que le piano trio possède encore bien des charmes. « We » (Intakt CD 324)
Le saxophoniste Christoph Irniger publie son cinquième disque pour Intakt, el le troisième avec son quintette Pilgrim, un groupe régulier et soudé comprenant Stefan Aeby piano), Dave Gisler (guitare), Raffaele Bossard (contrebasse) et Michi Stulz (batterie). Ce qui permet à chacun d’évoluer au sein d’un univers musical très ouvert, aéré, étiré, élastique. Une musique complexe, voire un peu alambiquée mais fluide et sans heurts que conduit Irniger, sérieux styliste du ténor. Je vous renvoie volontiers à la recension qu’en a faite Yves Dorison dans l’Appeal du disque de janvier n°1. Un jazz frais esthétique... « Crosswinds » (Intakt CD 323).
La grande tradition du jazz nourrit aussi, pour le meilleur, le travail du trompettiste et bugliste Christof Mahnig, tant au niveau de ses compositions originales fort bien tournées, qu’à celui de l’organisation de son quartette Die Abmahnung, dont la cohésion est remarquable, et pour son jeu éclatant, lumineux, au son plein et rond et au discours parfaitement articulé. Mahnig a trouvé les musiciens qu’il fallait pour donner l’ampleur nécessaire à son projet, en particulier Laurent Méteau, à la belle guitare résonnante, son véritable alter ego, et dont les solos sont de même qualité que ceux du trompettiste. Et nous aurions garde de négliger la paire rythmique, comme on disait autrefois – et pourquoi pas à présent, serait-ce péjoratif ? – Rafael Jerjen (contrebasse) et Emanuel Künzi (batterie), parfaitement au niveau de l’ensemble. Ce n’est pas si souvent que l’écoute d’un disque de jazz m’apporte autant de bonheur. « Red Carpet » (Leo Records 854). OUI !
Pour terminer ce tour d’horizon suisse, deux productions dont l’héritage afro-américain n’est pas la préoccupation principale, loin s’en faut.
Tout d’abord une bizarrerie bien dans l’air du temps mais très bien foutue et pleine de trouvailles. Sous le nom de Oogui apparaissent trois musiciens débrouillards et imaginatifs : Florence Melnotte (piano, claviers, kaossilator et voix), Vinz Vonlanthen, que l’on a déjà croisé à plusieurs reprises (guitare et voix), et Sylvain Fournier (batterie, percussions et voix). Comme l’annonce le titre du disque, Travoltazuki, ce sont les années disco qui, à travers une relecture distancée et des compositions personnelles qui détournent les originales, leur offrent la matière pour partir dans tous les sens. Rythmes, danse, jazz, rock progressif, mélangez tout ça et vous obetenez Oogui. « Travoltazuki » (Leo Records 861).
Après sa prestation remarquée au festival de Willisau en 2016 qui fit l’objet de leur premier disque (cf. Culturejazz “Intakt sur son 31” - 06/08/2018), le Trio Heinz Herbert récidive cette fois en studio. Dominic Landolt (guitare, effets), Ramon Landolt (synthé, samples, piano) et Mario Hänni (batterie, effets) ressortent leur arsenal pour produire une musique puissante et très “actuelle”, sorte de fusion entre un certain free jazz, les musiques électroniques fortement rythmées, “technoid club culture, alternative rock, industrial and ambient” (texte de Florian Keller). Que l’on goûte ou pas ces musiques bruyantes et qui ne laissent guère le temps de respirer – question de génération sans doute – force est de reconnaître le soin et l’énorme travail qui a conduit à leur élaboration et à un résultat musical et sonore parfaitement maîtrisé. « Yes » (Intakt CD 317)
Toutes les pratiques musicales qui utilisent principalement les synthétiseurs et autres outils électroniques et informatiques ne sont pas marquées par le rock et ses dérivés, et s’inscrivent plutôt dans des recherches formelles qui prolongent les expériences et réalisations électro-acoustiques contemporaines. Tel est le cas de Jean-Marc Foussat, lequel n’oublie jamais sa culture jazz même si elle n’apparaît qu’en filigrane. En témoigne ce nouveau duo avec le saxophoniste suisse franc-tireur Urs Leimgruber. Deux suites d’une seule traite, enregistrées en concert à Lucerne et à Zurich donnent un nouvel éclairage sur l’accord et l’équilibre que peuvent trouver le paysage sonore presque irréel qu’offre le synthétiseur AKS d’un côté, et le jeu acoustique brut, free et sans concessions des saxos soprano et ténor de l’autre. Entendre les suraigus, les sons multi-phoniques, les harmoniques et le discours torturé de Leimgruber – assez proche parfois d’Evan Parker – survoler voire creuser les climats sonores que propose Foussat, ce maître du synthé qui ne se met jamais en avant, est une expérience fascinante. Entièrement improvisées, ces deux suites progressent et se déroulent comme de véritables compositions savantes, avec un début et une fin ; rien n’est à rajouter, rien à retirer. « Face To Face » (Fou records CD32/33 – www.fourecords.com).
La présence d’un musicien français nous permet de faire une pose avant d’enchaîner et d’attaquer la deuxième partie de notre périple européen...
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