Une nouvelle revue de disques édités par le label suisse Intakt de Patrik Landolt, dont on connaît la qualité et l’exigence. Ce n’est pas une chronique d’actualité, sachant que les plus anciens de ces disques ont été publiés en février 2017...
Cette revue de disques édités par le label suisse Intakt dirigé par l’avisé Patrik Landolt, dont on connaît la qualité et l’exigence, et dont nous rendons compte systématiquement de toute la production depuis quelques d’années, n’est pas une chronique d’actualité, sachant que les plus anciens d’entre eux ont été publiés en février 2017, soit il y a un an et demi. Mais il est parfois bon de prendre du recul par rapport à cette actualité éphémère et dévastatrice qui fait que le disque de Pierre, encensé le lundi, passe à la trappe dès le mardi quand arrive le disque de Paul, et ainsi de suite... Citez-moi donc, instantanément et de mémoire, un album, comme ils disent à la radio, paru en février 2017. Bref, vous aurez compris que j’ai du mal à suivre ce type d’actualité. Et que, plutôt que de perdre mon temps sur internet à traquer les dernières nouveautés, j’essaie d’en garder un peu pour réécouter ces temps-ci Charles Mingus, Oliver Nelson, Max Roach, Sonny Rollins, Tony Scott, Charles Tolliver, Randy Weston ou Lester Young (noms pas pris au hasard). Avant de reprendre la chronique ci-dessous démarrée depuis quelques mois.
En quelques lignes et en images – le graphisme est toujours superbe –, voici donc présentés les 31 derniers disques du catalogue Intakt. Mais pour éviter une énumération fastidieuse, nous allons découper notre promenade musicale en plusieurs chapitres, qui pourraient d’ailleurs s’intervertir ou se mélanger, les rencontres musicales et les formations orchestrales dépassant largement les frontières.
Nous avons déjà parlé à plusieurs reprises du saxophoniste suisse Jürg Wickihalder, tant au sein de son grand orchestre qu’en duo avec des pianistes, Chris Wiesendanger et Irène Schweizer en particulier, ou au sein du quartette de Ulrich Gumpert (cf. Culturejazz « Trois grands orchestres et quelques pépites » 27/10/2014). Le voici entouré de deux maîtres, le contrebassiste Barry Guy, et le batteur Lucas Niggli. D’emblée, le premier thème nous renvoie à Steve Lacy, influence majeure de Wickihalder. Cette composition nous en annonce d’autres aussi belles où le lyrisme et la sensibilité du saxophoniste, au soprano comme à l’alto et au ténor, s’expriment et s’épanouissent. Il va sans dire que le travail de fond de Barry Guy et la pertinence et “l’ouverture” de Niggli ne sont pas pour rien dans ce beau disque de musique fraîche, enlevée et vivante. Une belle réussite. « Beyond » (Intakt CD 277).
Lucas Niggli, justement, comme tout percussionniste suisse qui se respecte, enregistre son premier solo après trente ans de carrière. Pilier du label Intakt avec vingt-cinq CD dont dix-neuf en leader ou co-leadership, il a été marqué par les grands batteurs afro-américains et, dès l’enfance, admirait son compatriote Pierre Favre, avec qui il joua plus tard. Ce disque, qui comprend quinze pièces (d’une à six minutes), se situe parfaitement dans le prolongement de son aîné. Mêlant batterie et accessoires de percussions en tout genre (mais pas d’instruments de “bricolage”), et loin d’être en démonstration, Luca Niggli nous convie, ave finesse et musicalité, à un parcours poétique fort passionnant à suivre. « Alchemia Garden » (Intakt CD 302).
Autre batteur, l’Allemand Christian Lillinger est un musicien très apprécié, puisqu’il a enregistré nombre de disques en compagnie de Günter Sommer, Rudi Mahall (cf. Culturejazz « Une année avec Leo (1) » 16/12/2016), Simon Nabatov, Urs Leimgruber, Achim Kaufmann, Tobias Delius, Axel Dörner, John Tchicai, Rolf Kühn et autres personnages d’envergure. Le quartette réuni ici comprend deux partenaires familiers, Wanja Slavin (saxophone) et Petter Eldh (contrebasse), plus Peter Evans (trompette). Une batterie lourde, des collectives bruyantes, une esthétique dure... produisent une musique, certes originale, mais un peu fatigante. À noter que l’un des thèmes s’appelle Alan Shorter (qui ne faisait pas non plus dans le “confortable”) et un autre The New Portal (nous n’en saurons pas plus). « Amok Amor » (Intakt CD 279).
Beaucoup plus aéré est le disque d’un second trio sax-contrebasse-batterie, celui de la saxophoniste allemande Silke Eberhard (saxo-alto et clarinette basse), fort bien accompagnée par Jan Roder et Kay Lübke. Son jeu, sinueux, son attaque franche, et son travail sur les intervalles renvoient un peu à Eric Dolphy, à Steve Lacy également, et peut-être à Arthur Blythe car elle navigue sur des thèmes et des structures rythmiques assez simples, mais parfaits pour susciter l’improvisation. Une suite de 18’, sept pièces qui n’atteignent pas 6’, et cinq intermèdes de 30/40’’ où le même thème est joué dans différentes tonalités, constituent un très bon disque de jazz contemporain. Silke Enerhard s’était déjà signalée avantageusement à nos oreilles dans des duos avec pianistes : Aki Takase « Ornette Coleman Anthology » (Intakt 129) et Uwe Oberg (cf. Culturejazz « Une année avec Leo (1) » 16/12//2016) et avec le trio I’m Three « Mingus, Mingus, Mingus » (LR 752 2016) . On voit qu’elle puise aux meilleures sources. « The Being Inn » (Intakt CD 280).
Le saxophoniste suisse Omri Ziegele, né en 1959, voue une passion pour la musique sud-africaine. Conquis durant sa prime jeunesse par Abdulah Ibrahim (Dollar Brand), il s’installe à Londres dans les années 80. Fasciné par le Brotherhood of Breath de Chris McGregor, il le rencontre ainsi que Dudu Pukwana, Louis Moholo, Johnny Dyani, dont il reprend un thème dans ce disque... disque qui est le troisième sous le nom de Where’s Africa pour Intakt. Après un duo avec Irène Schweizer, et un trio avec la même et le batteur sud-africain Makaya Ntshoko, il en présente ici un autre, avec Yves Theiler (claviers), avec qui il a réalisé un duo (cf. Culturejazz « C’était en 2013 : 2e séance de rattrapage » 14/01/2014) et Dario Sisera (percussions, batterie). Des thèmes simples chantants et dansants sur des rythmes complexes, sans aucune facilité, composent ce disque : une Afrique imagée, mais une musique sincère – authentique ? « Gong South » (Intakt CD 284).
Le guitariste anglais Fred Frith, installé en Suisse depuis longtemps, est un habitué du label. Il aime les rencontres et les duos. Son partenaire pour ce disque est le saxophoniste suisse Hans Koch, improvisateur réputé. C’est donc dans ce champ de liberté qu’ils dialoguent et se confrontent. Frith, au jeu souvent strident et aux sonorités noise saturées, retrouve aussi le jeu plus spatial, et même planant, de ses débuts. Koch joue parfois “rude” voire “rêche” au ténor, contrasté au soprano, et contribue à un bel équilibre dans une pièce jouée à la clarinette-basse. Des musiques originales et diverses, par des musiciens qui osent. « You are Here » (Intakt CD 286).
Présenté comme le true Swiss king of accordion, Hans Hassler joue en solo depuis 1988. Son premier disque Intakt date de 2008 (CD 147) et nous l’avons entendu dans un autre contexte (cf. Culturejazz « C’était en 2013 : 2e séance de rattrapage » 14/01/2014). Avec verve, punch, rythme, santé et tension d’un côté, concentration, intériorité, sensibilité, finesse et profondeur de l’autre, Hassler, compositeur des quinze pièces de ce disque, pratique une musique contemporaine, avec une dynamique jazzy, sans perdre l’aspect populaire – au sens “art populaire” – et chaleureux de l’instrument, notamment dans les sonorités. Très réjouissant. « Wie die Zeit Hinter mir Her » (Intakt CD 288).
Comme son nom ne l’indique pas, le Trio Heinz Herbert est composé des frères Dominic (guitare, effets) et Ramon Landolt (synthé, samples, piano), et Mario Hänni (batterie, effets), trois jeunes musiciens suisses qui ont pratiqué les musiques expérimentales, en particulier électroniques. Ils les exploitent ici dans des pièces très élaborées avec notamment une entrée “bruitiste” qui évolue progressivement sur un schéma répétitif. Si l’électronique, parfaitement maîtrisée, est un élément majeur de leur travail, ils ne dédaignent pas les passages plus acoustiques (piano, guitare en accords...), mélodiques voire descriptifs. Enregistré en public au festival de Willisau en 2016, leur concert, vu les applaudissements nourris, a été fort apprécié. « The Willisau Concert » (Intakt CD 287).
Deuxième disque Intakt pour le jeune quartette suisse Weird Beard dirigé par le saxophoniste-clarinettiste Florian Egli (cf. Culturejazz « Mon été sans festivals (2 » 14/10/2016). Fort bien accompagné (dans le vrai sens du terme), par Dave Gisler (guitare), Martina Berther (basse électrique) et Rico Baumann (batterie), Egli compose tout le matériel (sauf une pièce du guitariste) sur lequel les musiciens naviguent, sans précipitation, avec beaucoup d’écoute et d’attention réciproques. Il en résulte une musique fine, subtile et délicate, mélodique, intériorisée, un jazz pensé, serein, presque “de bon ton”, qui s’écoute très agréablement. « Orientation » (Intakt CD 291).
Entre mélodies élastique raffinées et morceaux qui bombardent – le batteur Lionel Friedli en met un coup ! – le jeune guitariste électrique Dave Gisler marche avec un talent certain dans les pas de prestigieux aînés comme Bill Frisell, Elliott Sharp, Marc Ducret ou Fred Frith, parmi ceux que cite l’auteur du texte Florian Keller, tout en suivant plusieurs pistes à la fois.. Après deux disques avec Florian Egli et deux avec Christoph Irniger, Gisler signe son premier disque en trio pour Intakt ; l’excellent bassiste est Raffaele Bossard. « Rabbits on the Run » (Intakt CD 304).
On constate que Patrik Landolt n’hésite pas à donner leur chance et ouvrir son prestigieux catalogue à de jeunes musiciens et formations suisses. Ainsi le quartette District Five composé de Vojko Huter (guitare et compositeur de l’ensemble du répertoire), Tapiwa Svosve (saxo-alto), les deux pratiquant également les synthétiseurs et autres instruments électroniques, Xavier Rüegg (contrebasse), et Paul Amereller (batterie). Ce groupe, basé aux alentours de Zurich produit une musique électrique urbaine qui, malgré les sons puissants, les résonances “cathédrale”, les effets “spaciaux”, se situe plus côté jazz, au sens très large du terme comme on l’entend aujourd’hui, que côté progressive rock. Des idées, des trouvailles, des rythmes parfois déconstruits, des improvisations radicales, tout cela mérite l’écoute, au diapason du volume sonore nécessaire et obligatoire. « Decoy » (Intakt CD 308).
Troisième disque Intakt pour la chanteuse auteur-compositeur Sarah Buechi entourée de ses mêmes accompagnateurs, Stefan Aeby (piano), André Pousaz (contrebasse) et Lionel Friedli (batterie), en osmose parfaite avec elle, auquel s’ajoute un trio à cordes. Une sorte de chanson-pop-jazz très soignée et sophistiquée, où l’on sera sensible à la qualité des textes (en anglais), du chant et de l’interprétation en général. « Contradiction of Happiness » (Intakt CD 299).
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Le pianiste Stefan Aeby avait réalisé un premier disque en trio pour Intakt avec André Pousaz et, à la batterie Michi Stulz (cf. Culturejazz « Mon été sans festivals 2 » 14/10/2016) . Voici le second, dans la même veine, enregistré au Vortex Jazz Club de Londres lors du festival Intakt Recods en avril 2017 (douze soiées de concerts avec le meilleur du catalogue !). Aux qualités mélodiques et harmoniques que l’on retrouve, s’ajoutent une ouverture et un certain éclatement dus à la prestation scénique et au rythme accentué qu’elle entraîne. Ce qui n’empèche pas la sensibilité et la profondeur qui sourdent de cette très jolie musique. « The London Concert » (Intakt CD 315).
Mais d’abord un petit tour par l’Angleterre. J’avais découvert le formidable pianiste Alexander Hawkins il y a quelques années grâce à deux disques, « Song Singular » en solo et « Step Wide, Step Deep » en sextette, publiés par le label Babel (BDV 13120 et 13124). Nous le retrouvons pour la première fois chez Intakt avec un quartette qu’il codirige avec la vocaliste expérimentale, improvisatrice et performeuse théâtrale Elaine Mitchener, née à Londres de parents jamaïcains. Avec une rythmique de première force et particulièrement impliquée, Neil Charles (contrebasse) et Stephen Davis (batterie, percussions), ils proposent une série de pièces à la fois ouvertes, parfois débridées, mais rigoureusement maîtrisées, fruit probable d’une longue maturation. Lorsqu’on remarque que Elaine Mitchener a travaillé avec des gens comme Steve Beresford, George Lewis, Phil Minton, Evan Parker ou David Toop, et, qu’à côté des compositions du pianiste, les musiciens ont puisé chez Patty Waters, Jeanne Lee et Archie Shepp (Blasé, titre d’un vieil album Byg que chantait... Jeanne Lee), On aura une idée de la voie choisie par ces musiciens, et cela dans une démarche résolument contemporaine. « Uproot » (Intakt CD 297).
La saxophoniste allemande, Angelika Niescier avait attiré mon attention par un premier disque Intakt en quintette, « NYC Five » (cf. Culturejazz « Mon été sans festivals ((2) » 14/10/2016). Nous la retrouvons en trio avec la même rythmique (si l’on peut dire de tels musiciens aussi inventifs), Christopher Tordini (contrebasse) et l’étonnant Tyshawn Sorey (batterie). Ce second opus a été enregistré lors du Jazzfest de Berlin en novembre dernier, où on lui attribua le Prix Albert Mangelsdorff. Saxophoniste-alto de premier plan qui a enregistré une huitaine de disques depuis 2000, Angelika Niescier se double d’une artiste consciente et engagée. D’où le haut niveau d’exigence de sa musique et de cette prestation en particulier. Un grand concert de jazz actuel. « The Berlin Concert » (Intakt CD 305).
La pianiste Sylvie Couvoisier est l’un(e) des rares musicien(ne)s suisses à être invité(e), de temps en temps, par les meilleurs scènes et festivals français. Résidente à New York depuis une vingtaine d’années, elle inscrit son nouveau disque, le onzième chez Intakt (cf. Culturejazz « Mon été sans festivals (2 » 14/10/2016) dans la grande tradition du trio piano-contrebasse-batterie, en compagnie de deux hommes rompus à la question, Drew Gress et Kenny Wollesen. Le trio joue neuf compositions de la pianiste, autant de dédicaces dont nous retiendrons celle à Geri Allen qui venait de disparaître au moment où les musiciens s’apprêtaient à entrer en studio, et qui donne le titre à cet album. Dynamique, résonance et présence sourdent de cette musique – jazz – totalement ancrée dans son époque. « D’Agala » (Intakt CD 300).
On connaît peu de pianistes qui pratiquent “l’art du duo” en compagnie d’un batteur en une telle communion. Irène Schweizer, qui illustre magistralement cet art depuis fort longtemps, poursuit ici une magistrale série de duos piano-batterie pour Intakt entamée en 1986 avec Louis Moholo, et continuée avec Günter Sommer, Andrew Cyrille, Pierre Favre (par trois fois) et Han Bennink (par deux fois), que des maîtres ! (cf. Culturejazz « C’était en 2013 : 2e séance de rattrapage » 14/01/2014 ; « Les disques qui vous ont échappé (2) » 31/01/2016). Lors d’un concert à Zürich en novembre 2015, c’est avec le batteur américain Joey Baron qu’elle croisa le fer. Sept compositions de l’une et de l’autre (dont une démarquée de Dollar Brand) sont au programme. Au travers d’une grande variété de rythmes et de climats, on constate le sens aigu de la construction rythmique, y compris lors de passages assez minimalistes ou à la dimension plus spatiale. Notons que Baron, connu pour sa poigne, ne se montre pas du tout envahissant et déploie un jeu d’une grande musicalité. « Live ! » (Intakt CD 293).
Batteur de grande expérience, acteur de la scène jazz depuis des décennies, Joey Baron rencontre la percussionniste Robyn Schulkowsky qui, elle, vient du circuit de la musique contemporaine (Stockhausen, Kagel, Cage, Feldman, Xenakis, Berio, Wolff). Il s’agit en fait de retrouvailles puisqu’ils avaient déjà réalisé un disque ensemble quinze ans auparavant. Figures rythmiques communes conjointes, petites percussions primitives ou, au contraire, jeux sonores avec l’espace, mais aussi solos, se déploient au travers d’une gamme de timbres où la batterie tient une bonne place. Quatre compositions/improvisations sont au programme. L’écoute comparative de ce duo avec le solo de Niggli est intéressante, leurs musiques respectives étant totalement différentes. « Now You Hear Me » (Intakt CD 307).
Le grand guitariste américain Elliott Sharp (cf. Culturejazz « C’était en 2013 : 2e séance de rattrapage » 14/01/2014) a réuni deux autres guitaristes américains non moins grands, Mary Halvorson et Marc Ribot, pour une série de duos (plus quelques trios et solos). Depuis les débuts de la guitare dans le jazz (Lonnie Johnson & Eddie Lang), les duos ont toujours été pratiqués et appréciés. Parfois, les registres voisins de l’instrument peuvent s’embrouiller ou bien c’est la musique qui tourne dans le vide, des écueils souvent difficiles à éviter. Ici, les discours s’entrelacent, s’entremêlent, mais gardent leur lisibilité malgré leur complexité (pas de soliste ni de rythmique). Pas non plus d’effets sonores faciles et superflus, les jeux et phrasés sont résonnants mais évitent toute saturation, même lors de moments intenses. Et surtout, pas de clichés ! Alors, amateurs de belle guitare et de chemins aventureux, ce disque est pour vous. « Err Guitar » (Intakt CD 281).
Autre facette du musicien, avec le dernier de ses Carbon ensembles, Elliott Sharp replonge dans les bruitages, effets et expérimentations sonores et électro-acoustiques. Il utilise une guitare-basse à 8 cordes, un saxo-soprano, et un attirail electronics, samples & textures. Zeena Parkins (harpe électrique) et Bobby Previte (batterie), partenaires idéaux, sont embarqués dans cette fête assez fascinante mais un peu oppressante (pour moi). « Transmigration at the Solar Max » (Intakt CD 311).
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Avec son quintette Obbligato, le batteur Tom Rainey nous propose une seconde série de standards (cf. Culturejazz « C’était en 2013 : 2e séance de rattrapage » 14/01/2014) qu’ils proviennent de Broadway (Cole Porter par exemple) ou d’une thématique jazz plus moderne (Sam Rivers). Il est entouré de la fine fleur des musiciens new-yorkais, le trompettiste Ralph Alessi, la saxophoniste allemande Ingrid Laubrock, la pianiste canadienne Kris Davis, et le contrebassiste Drew Gress, compagnons familiers qui se retrouvent souvent ensemble, tant sur les disques de Rainey que ceux de Laubrock. Ces standards sont complètement déconstruits/reconstruits, preuve qu’ils n’entravent aucunement la liberté des musiciens qui trouvent leur place instantanément, la musique semblant couler d’elle-même. Du grand jazz, certes sophistiqué et “blanc” – ce qui ne veut pas dire incolore, bien au contraire. Sans aucune rupture de ton, une improvisation collective complète ce programme choisi. « Float Upstream » (Intakt CD 292).
Chris Speed est un styliste du ténor de grande lignée. Sur huit “vrais” thèmes de jazz écrits par lui, auxquels il rajoute Stardust d’Hoagy Carmichael et Spirits d’Albert Ayler, il est accompagné par Chris Tordini à la contrebasse et Dave King à la batterie, soit un trio “brut”, dépouillé, qui renvoie immédiatement aux trios de Sonny Rollins. Cela commence par une ballade où son jeu retenu se remarque, puis c’est une pièce très dynamique qui suit, durant laquelle, tel Lester Young, il semble survoler, ou jouer “au-dessus” de la puissante rythmique. Et ainsi de suite... Chris Speed a compris et intégré toute l’histoire du jazz par l’entremise des grands ténors qui l’ont jalonnée. Sa musique, superbe, est intemporelle, donc toute neuve ! Le classicisme d’aujourd’hui. Pour ceux qui voudraient un témoignage vivant du jazz, ce disque est un enchantement. « Platinum On Tap » (Intakt CD 294).
Le Bordelands Trio regroupe trois musiciens de premier plan de la scène new-yorkaise actuelle : le contrebassiste Stephan Crump (cf. Culturejazz « C’était en 2013 : 2e séance de rattrapage » 14/01/2014), la pianiste canadienne Kris Davis, et le batteur Eric McPherson. Ce nom de groupe renvoie à la première pièce du disque, Borderlands, et la plus longue car elle occupe la moitié du disque. Introduite par une partie de piano percussive et répétitive sur laquelle se glissent quelques traits d’archets fulgurants de la contrebasse, elle se poursuit en s’inversant, si l’on peut dire, lorsque Crump reprend un rythme walking bass sur lequel Davis envoie des giclées de notes, et ainsi de suite... tout cela sur une partie de batterie d’une grande subtilité et d’une égale précision. Et tout se poursuit, sur des tempos différents, avec autant de force que de légèreté, autant de profondeur que d’inventivité. Et les cinq œuvres qui suivent, toutes aussi passionnantes, sont d’un égal niveau. Un grand disque, une réalisation absolument exceptionnelle ! « Asteroida » (Intakt CD 295).
Nous retrouvons un trio fidèle à Intakt, le Trio 3 des vétérans afro-américains du (free) jazz, Oliver Lake (saxophone), Reggie Workman (contrebasse), et Andrew Cyrille (batterie), cette fois sans pianiste invité(e) comme Irène Schweizer, la regrettée Geri Allen à deux reprises, Jason Moran et Vijay Iyer (cf. Culturejazz « Trois grands orchestres et quelques pépites » 27/10/2014 ; « C’était en 2013 : 2e séance de rattrapage » 14/01/2014). Ces trois créateurs jouent une musique de plus en plus épurée, donc essentielle et qui s’inscrit dans le temps : racines et liberté. Aucune contrainte de mode ou de business ne les commande, ils sont parmi les derniers, ne les ratez pas. « Visiting Texture » (Intakt CD 282).
Après un premier disque Intakt en trio qui nous avait fait forte impression (cf. Culturejazz « Les disques qui vous ont échappé (2) » 31/01/2016), le pianiste afro-cubain Aruán Ortiz nous en offre un second, cette fois un solo (il en avait réalisé un à Madrid vingt ans auparavant). Né à Santiago de Cuba, Ortiz débute par le violon puis s’oriente vers le violoncelle (en musique classique) avant de choisir le piano en 1992. Il a alors 19 ans et pratiquait obligatoirement l’instrument durant ses études musicales. Il voyage en Espagne, en France, et atterrit aux États-Unis, d’abord au Berklee College de Boston, où il découvre l’univers du free jazz – il considère le pianiste Muhal Richard Abrams comme son mentor – avant de s’installer à Brooklyn. Ce nouveau disque est donc sensé refléter diverses expériences de son parcours. On remarquera immédiatement l’intensité et la retenue qu’il imprime à son jeu de piano, souvent cristallin, clair et précis. Parmi les dix compositions, certaines s’appuient sur des polyrythmies souvent insistantes, d’autres, plus arythmiques, sont marquées par la musique contemporaine, voire impressionniste, certaines, plus calmes, sont comme des ballades... Notons que le (presque) titre éponyme, Cuban Cubism, s’inspire d’une peinture de son compatriote Wifredo Lam. Aruán Ortiz est un pianiste aussi singulier que sa musique est originale. « Cub(an)ism » (Intakt CD 290).
Quelques jours avant cet enregistrement en solo, Aruán Ortiz donnait un concert à Zurich avec son nouveau trio, Brad Jones (contrebasse) et Chad Taylor (batterie), concert qui fait l’objet de ce troisième disque Intakt. Le concert se déroule en deux parties, auxquelles s’ajoute une pièce complémentaire. Deux compositions du pianiste s’enchaînent dans la première, et l’on est saisi par la puissance (la force) et l’originalité de cette musique complexe mais parfaitement lisible car s’appuyant sur le rythme. Un rythme, parfois répétitif et circulaire dont l’apport cubain est sans doute sous-jacent mais qui ne s’inscrit pas dans une lignée musicale “afro-cubaine” ; plus proche de la tradition du jazz, elle s’enrichit harmoniquement grâce aux connaissances musicales du pianiste. Pour preuve, après un solo de contrebasse, la seconde partie s’ouvre sur un arrangement d’une étude de Chopin – il faut le savoir ! - qu’en prolonge un autre autour de deux pièces d’Ornette Coleman. En conclusion (beaucoup plus calme !), une lecture extrêmement sensible et recueillie de Alone Together du compositeur américain Arthur Schwartz. Un concert époustouflant auquel nous aurions bien aimé assister ! « Live in Zurich » (Intakt CD 301).
Tout remonte à 1994 et un premier travail sur l’œuvre de Thelonious Monk, qui aboutira, sous la direction du pianiste Alexander von Schlippenbach, à l’enregistrement de « Monk’s Casino », l’intégrale des compositions du célèbre musicien (Intakt CD 100). L’équipe se compose alors de Rudi Mahall (clarinette basse), Axel Dörner (trompette), Jan Roder (contrebasse) et Uli Jennessen (batterie) [1]. Ces quatre là forment par ailleurs le quartette Die Enttäuschung qui sortira trois disques chez Intakt. Changement de batteur avec l’arrivée de Michael Griener, avec qui Mahall et Roder ont enregistré « Squakk » (cf. Culturejazz « Trois grands orchestres et quelques pépites » 27/10/2014), dont le quatrième larron était le jeune tromboniste Christof Thewes. Lequel est intégré à Die Enttäuschung, qui devient donc un quintette sur ce quatrième disque, vous me suivez ? Ce groupe et ces musiciens exceptionnels – Mahall et Dörner, notamment, font partie des meilleurs Européens sur leur instrument – s’inscrivent dans une lignée post free jazz (j’insiste sur le mot jazz), avec les accents, dissonances et brisures rythmiques hérités d’une lignée Eric Dolphy-Ornette Coleman-Steve Lacy, pour simplifier. C’est dire que le swing est omni-présent tout au long de ces seize thèmes courts proposés par les uns et les autres. Une musique ouverte, aérée, dynamique et fraîche par des musiciens qui s’impliquent, bref, qui jouent ! « Lavaman » (Intakt CD 289).
Le grand batteur-percussionniste allemand Günter Baby Sommer, déjà présent sur seize CD Intakt, dont le dernier en solo (cf. Culturejazz « C’était en 2013 : 2e séance de rattrapage » 14/01/2014) fête ses 75 ans en invitant Till Brönner, un trompettiste-bugliste d’une génération plus jeune, très en vue dans les musiques “actuelles” mais pas particulièrement actif dans le champ de la free music. Or, sur la dizaine de compositions signées Sommer (plus Danny Boy et In A Sentimental Mood), Brönner fait mieux que répondre et ses interventions, aussi pertinentes que virtuoses, s’accordent de la meilleure manière aux sons naturels, bruts, parfois insolites (la guimbarde, les cloches) joués avec ce sens du chant rythmique, du mouvement souple et de la danse caractéristiques de l’art du percussionniste. Un régal ! « Baby’s Party » (Intakt CD 303).
Dans un domaine pourtant étroit et pointu – la free music – qu’ils exploitent ensemble depuis 1980, Evan Parker (saxophone), Barry Guy (contrebasse) et Paul Lytton (batterie) arrivent encore à se renouveler, grâce notamment à une maîtrise absolue, une conscience aiguë de leur travail, et une écoute attentive mais sans concession. Les improvisations collectives se succèdent, avec tantôt la mise en avant de l’un ou l’autre ; notons en particulier le discours inouï d’Evan Parker – il ne joue que du ténor – dont le jeu a de plus en plus d ’envergure. Cette construction spontanée, amenée par une logique et un vrai plaisir des musiciens, conduit à une puissance de jeu phénoménale.
Ce disque a été réalisé à Londres, au club Vortex, là où ils avaient enregistré pour la première fois ensemble, et ils l’ont dédié à David Mossman, le défunt patron du club. « Music for David Mossman » (Intakt CD 296).
Evan Parker et Paul Lytton (le premier depuis 1970, le second depuis une trentaine d’années... seulement !) se retrouvaient au sein du Globe Unity Orchestra qui célébrait, le 4 novembre 2016 au Jazzfest de Berlin, son 50e anniversaire, comme il avait fêté ses 40 ans (seules la couleur du globe change sur le recto, l’orangé remplaçant le vert). Pour cette occasion unique, le pianiste et chef Alexander von Schlippenbach avait choisi de jouer une longue pièce improvisée (44’), selon son principe habituel de l’alternance ; il y a dix ans, six compositions étaient au programme. Cette œuvre, intitulée Globe Unity - 50 Years, fait évidemment écho au Globe Unity enregistré en décembre 1966, et qui donna son nom à l’orchestre. Ce big band, qui réunissait les meilleurs improvisateurs (français exceptés – seul Bernard Vitet y fit un passage éclair) de ce que l’on nommait la Nouvelle Musique Européenne, n’a jamais été un orchestre régulier au sens premier du terme, mais il s’est reformé ponctuellement et à de nombreuses reprises tout au long de ces cinquante années, comptant sur la fidélité des musiciens (certains nous ont quitté entre-temps). Pour preuve, le trompettiste Manfred Schoof et le saxophoniste Gerd Dudek sont là depuis le début, le batteur Paul Lovens depuis 1970. Quant au vétéran, le saxophoniste Ernst-Ludwig Petrowsky, s’il n’est arrivé qu’à l’orée des années 80, c’est parce qu’il venait de l’Allemagne de l’Est ! Et l’on se doit de citer les autres membres de l’orchestre réunis pour cet anniversaire. Ceux qui étaient là il y a dix ans : Axel Dörner et Jean-Luc Cappozzo (trompette), Rudi Mahall (clarinette basse), et Paul Lytton. Et les nouveaux : Ryan Carniaux (trompette), Christof Thewes, Gerhard Gschlössl, et Wolter Wierbos qu’on ne présente plus (trombone), Carl Ludwig Hübsch (tuba), Henrik Walsdorff et Daniele D’Agaro (saxes), sans oublier le trompettiste Tomasz Stanko qui avait fait une apparition en 1970.
Que dire d’autre ? Au-delà de la maîtrise stupéfiante des collectives, le jeu mouvant et l’équilibre de la masse sonore restent toujours aussi impressionnants. Le Globe Unity Orchestra est un monument historique bien vivant. Joyeux anniversaire à cette éternelle jeunesse ! « Globe Unity - 50 Years » (Intakt CD 298).
Le tromboniste et compositeur George E. Lewis est l’auteur du texte du livret d’un disque étonnant (et tout à fait à part dans le catalogue Intakt), consacré au compositeur contemporain afro-américain Julius Eastman (1940-1990). De tous temps, certains compositeurs noirs de musique classique puis contemporaine ont réussi à émerger dans le circuit musical, avec toutes les difficultés que cela pouvait représenter dans un milieu où on ne leur accordait guère de place. Moins connus que leurs homologues blancs, ou que leurs confrères jazzmen, ils ont laissé souvent des œuvres de valeur. Sans remonter aux origines, on peut citer, parmi les artistes de la seconde moitié du XXe siècle, Hale Smith, George Walker, Julia Perry, Coleridge-Taylor Perkinson (qui joua avec Max Roach), H. Leslie Adams, Julius Penson Williams... sans oublier les “jazzmen” comme Anthony Braxton, Anthony Davis ou George Lewis précisément, qui ont composé des œuvres entièrement écrites.
Bien que marqué par le jazz et les musiques populaires, également pianiste et chanteur, Eastman s’est tourné vers les musiques expérimentales, avec une tendance post-minimaliste. Il a, et c’est ce que ce disque présente, écrit des pièces pour quatre pianos qui viennent d’être enregistrées sur autant de grands Steinway par le Kukuruz Quartet dans les studios de la radio de Zurich. Et quatre pianos de concert, ça gronde dans les graves et ça gicle et bouillonne dans les aigus ! Mais ça sait également murmurer en pointillé. Au delà de la performance assez inouïe, on ne pourra qu’apprécier la richesse rythmique et harmonique, les contrastes et la profondeur sonore des quatre pièces très différentes interprétées ici. Une découverte. « Piano Interpretations » (Intakt CD 306).
[1] L’ami Thierry Giard se souvient certainement du formidable concert qu’ils avaient donné au Festival du Mans en 2007.