Le contrebassiste Claude Tchamitchian était à Saint-Pierre-Église le 22 novembre et à Coutances le 24. Soit deux concerts dans la Manche pour un même week-end. Nous l’avons suivi...
Hasard des programmations, Claude Tchamitchian jouait à deux reprises dans la Manche les 22 et 24 novembre 2024. Le vendredi soir, sa contrebasse occupait sa place centrale dans le trio E.T.E. à Saint-Pierre-Église à l’invitation de l’association Presqu’île Impro Jazz et le dimanche après-midi il retrouvait Christophe Marguet et Frédéric Pierrot au théâtre de Coutances, 78 kilomètres plus au sud.
Avec 60 000 kilomètres annuels au compteur de son break (qui peut contenir deux contrebasses !), Claude Tchamitchian avale les bornes pour que vive la musique. Son bilan carbone s’en ressent forcément.
Le paradoxe, c’est que ce vendredi 22 novembre il retrouve ses copains Andy Emler et Éric Échampard soit le célèbre trio ETE avec au programme "The Useful Report", suite de compositions inspirées par les rapports du GIEC [1] sur les bouleversements climatiques. Le décarbonation de la musique est mal partie par la faute, en particulier, d’un manque de volonté politique pour adapter nos infrastructures et notre mobilité aux impératifs écologiques. Remarquez, pour assister à ce concert, j’ai moi-même utilisé un véhicule à pétrole... avec modération mais quand même.
Comme par hasard, la météo nous a joué des tours en recouvrant la Normandie d’un manteau blanc la veille du concert. L’hiver avant l’heure (rien ne va plus ?). On imagine l’inquiétude de la dynamique équipe de l’association Presqu’île Impro Jazz, organisatrice du concert, qui rassurait ses fidèles par mail le jeudi soir : "routes praticables, concert maintenu". C’est ainsi que le trio ETE a, évidemment, fait fondre la neige et réchauffé les cœurs d’une salle quasiment comble.
C’est Claude Tchamitchian qui entame "The Document", plaidoyer haute densité avec contrebasse en surchauffe, à l’archet. Il y a urgence et la musique tourne en boucle. Le piano est un orchestre sur toute l’étendue de son clavier. On est happé par une tornade qui devient ouragan quand Éric Échampard entre dans cette tourmente parfaitement contrôlée... Décidément, ce "trio de piano" ne ressemble à aucun autre. C’est une entité et non une simple réunion de brillants solistes. Plus de 20 ans de travail en commun ça soude un ensemble (qui est, en outre, le noyau de base du MegaOctet, grand ensemble d’Andy Emler fondé en 1989).
Aucune lassitude et surtout pas de routine dans leur fonctionnement triangulaire d’un trio qui puise sans cesse une nouvelle énergie pour faire vivre les projets impulsés par Andy Emler, grand fan de rugby attaché à l’esprit d’équipe.
Ce concert passionnant, nous rappelle que les écrits se sont accumulés dans nos pages à propos de ce trio. Pour éviter les redites, je reprends les mots de mes camarades qui me semblent toujours aussi justes...
En 2008, Yves Dorison écoutait le trio à Villefranche-sur-Saône : "Convaincus et convaincants, ils livrent une musique émancipée, rayonnante et exaltée. Savants sans être ennuyeux, ils approfondissent à tout instant un cheminement mélodique en quête de sens (une philosophie du bonheur ?). La connivence leur va comme un gant qu’ils sont trop heureux de relever ; c’est là la belle audace, l’impertinence, de ce jazz contemporain qui transcende les genres et transgresse notre triste époque avec tact et raffinement."(29 avril 2008 - CultureJazz).
Quelques années plus tard, en 2014 paraissait l’album "Sad and Beautiful". Pierre Gros écrivait : "Et ça commence comme ça : la contrebasse de Claude Tchamitchian d’un coup d’archet déchire le silence et défie le temps, le piano plaque des accords et quand on connaît Andy Emler et son immense science harmonique qui lui vient de la musique du XXè siècle, du jazz, de la culture pop, du rock, d’une saine curiosité, on ne peut pas être surpris des surprises, des couleurs et de l’énergie rythmique qui en découle, ni de l’irisation de la musique par Éric Échampard. Ça bruisse de sons, de cymbales, de toms [...] bref ça vit.".
Et j’étais à Caen en 2010 pour écouter le même trio : "Andy Emler joue avec la musique avant de jouer du piano [...]. Dès les premières notes, on est transporté. Ces trois-là nous tirent par les oreilles, nous capturent les neurones et ne nous lâcheront pas avant la fin de leur prestation. C’est déjà fini ?"(TG - 2010 - ).
Seize ans après les premiers écrits que je relate ici, l’intensité du jeu du trio ne retombe pas.
Eh oui, il faut bien que cela finisse ! Le public de Saint-Pierre-Eglise ne les lâche pas comme ça... Rappel et acclamations méritées avant des échanges autour de l’inévitable vente de disques suivie de la séance de dédicaces... La salle se vide et il faut se quitter. l’hiver s’est éclipsé mais le vent va se lever en tempête. Décidément, le climat est tout chamboulé !
vendredi 22 novembre, Saint-Pierre-Église, 20h30
Trio ETE :
Andy Emler : piano
Claude Tchamitchian : contrebasse
Éric Échampard : batterie
Après un aller-retour en Île-de-France, Claude Tchamitchian était au Théâtre de Coutances le dimanche 24 novembre pour terminer l’après-midi avec le trio insolite, certes , mais un vrai trio dans lequel il rejoint Christophe Marguet (batterie) et le comédien (ici lecteur-diseur), Frédéric Pierrot.
Cette fois, il utilise la contrebasse qui lui a été confiée il y a quelques années par la compagne du regretté Jean-François Jenny-Clark (1944-1998). L’instrument est accordé d’une manière particulière et il ne l’utilise qu’à certaines occasions, en solo, ou ici entre batterie et voix parlée.
Partant du volumineux "Livre de l’intranquillité", un ensemble de plus de plus de 20 000 textes découverts dans une malle après la mort de Fernando Pessoa (en 1935) et publié seulement en 1982, Frédéric Pierrot avait eu envie de donner lecture de ce recueil inachevé de réflexions, de pensées, d’aphorismes et de poèmes en prose... La rencontre avec Christophe Marguet fut le déclencheur il y a pas mal d’années. Le projet démarra en duo, voix et batterie et poursuit aujourd’hui sa route en trio avec l’arrivée de la contrebasse de Claude Tchamitchian.
On notera que Frédéric Pierrot n’est pas en novice dans la mise en relation textes-musique. Son nom figure dans la longue liste des artisans nato, le label créé par Jean Rochard, ce fou de musiques qui aime depuis toujours brouiller les pistes et brasser les genres. Sa voix porte en partie les Chroniques de Résistance orchestrées et mises en voix par Tony Hymas [2], puissant album paru en 2014 (objet d’un film du regretté Franck Cassenti). On le retrouve en 2016 dans l’album What Matters Now du groupe explosif Ursus Minor emmené par le même Tony Hymas, (La meilleure des polices)... On comprend ainsi que l’acteur (vu dans de nombreux films, chez Ken Loach, Agnès Jaoui ou Tavernier, le Dr Dayan de la série "En thérapie"-Arte- pour repères...) est aussi très attiré par la musique et la relation aux musiciens.
Pessoa a toujours voulu faire éclater les codes dans ses textes, dans l’usage de trois langues (portugais, anglais, français) ainsi que dans son identité d’auteur en utilisant de nombreux pseudonymes et hétéronymes. C’est aussi l’esprit du jazz tel qu’il se vit et se pratique aujourd’hui, avec une grande liberté dans l’usage des codes, des cadres et des stuctures.
On connaît le talent de compositeur de Christophe Marguet, une constante de ses différents projets. Il s’est approprié les mots et les phrases de Pessoa pour bâtir la trame rythmique, des mélodies percussives, des espaces de jeu pour les quatre cordes et les archets qui mettent en musique le texte. Si on oublie un peu les mots, on retrouve à de nombreuses reprises le phrasé d’un instrument mélodique dans la diction de Frédéric Pierrot. Il est aussi un peu clarinettiste à ses heures s’est-on entendu dire... ceci explique sans doute cela. Il ne dit pas son texte, même s’il le connaît dans tous ses détails, il le lit en déroulant ses pages manuscrites (eh oui ! il recopie ainsi le texte pour mieux se l’approprier) comme une partition ou comme l’instrument qu’il ne tient pas devant lui. Rupture de rythmes, variations d’intensité, glissements des tensions vers des solos ou duos (magnifique solos de contrebasse puis de batterie...), chaos des mots et des phrases, tension-détente.
On est happé par ce spectacle et on ne voit pas le temps passer...
Mais là encore, il faut bien conclure... sous nos applaudissements !
Quand les lumières de la salle s’allument, ils reviennent saluer une fois leur public, Frédéric Pierrot, la main sur le cœur, prend la parole, très touché par la chaleur des applaudissements d’un public qu’il peut désormais voir : "Vous étiez dans le noir... Nous ne pensions pas que vous étiez aussi nombreux !". Tant mieux ! Et merci messieurs.
Retrouvez Frédéric Pierrot sur des disques chroniqués sur CultureJazz :
|
![]() Tony HYMAS : "Chroniques de résistance"
nato
|
![]() URSUS MINOR . What Matters Now
nato
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dimanche 24 novembre, Coutances, 17h
Pessoa : L’intranquillité
Frédéric Pierrot : lecture
Christophe Marguet : batterie
Claude Tchamitchian : contrebasse
[1] Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat
[2] Un musicien-humaniste exceptionnel qui n’a jamais joué dans la Manche ! Cet oubli sera réparé à Cherbourg le 14 mars 2025 avec le duo No Borders (Tony Hymas -piano- / Catherine Delaunay -clarinette-) pour un concert organisé par Presqu’île Impro Jazz.